Interview d’Elisabeth Moreno, présidente de la Fondation Femmes@numérique
Pour Elisabeth Moreno, présidente de la Fondation Femmes@numérique et ancienne ministre déléguée à l’égalité femmes-hommes, « l’implication des femmes est essentielle pour accompagner les évolutions profondes des entreprises et de la société. ».
Vous poursuivez une brillante carrière professionnelle dans le domaine des nouvelles technologies ainsi qu’une carrière politique engagée (Ministre déléguée à l’Égalité femmes-hommes jusqu’en 2022). Pourquoi avoir accepté la mission de Présidente de la Fondation Femmes@numérique ?
Cela fait vingt ans que j’observe la manière dont le numérique façonne notre avenir. Vingt ans que je vois les femmes s’en éloigner, alors même qu’elles ont un rôle essentiel à y tenir. L’économie numérique est privée d’un vivier majeur de talents : les femmes ne représentent que 26,9 % des effectifs dans ces métiers et moins de 16 % des fonctions techniques qui sont pourtant aujourd’hui au cœur de la stratégie de nos organisations. J’ai pu constater l’impact direct de ce manque de mixité dans notre capacité à créer, innover ou recruter les talents. Plus vite nous atteindrons une synergie entre les talents féminins et masculins et plus vite les technologies innovantes et impactantes serviront le progrès social et sociétal que nous tous et toutes pouvons espérer pour notre pays.
Comment expliquer la sous-représentation féminine dans les emplois du numérique ? Problème d’orientation, d’autocensure, manque de modèles inspirants…
La sous-représentation des femmes dans les métiers du numérique a des causes très profondes et multiples. Les travaux d’Isabelle Collet, chercheuse spécialiste du sujet, montre que les nombreux obstacles sont persistants et d’ordre systémique. Les biais de genre, les attentes de la société sur le rôle des femmes qui sont en réalité une forme de censure sociale, le manque de rôles modèles, le manque de visibilité des professionnelles dans la sphère médiatique et publique, l’influence des parents et des professeurs dans les choix d’orientation sont autant de freins à l’accès des filles vers des formations en sciences, technologie, ingénierie et mathématiques (STEM) et des femmes aux métiers du numérique. Nous sommes donc tous concernés, hommes et femmes, parents, enseignants, éducateurs, élèves, pour briser ce déterminisme, que nous entretenons de manière inconsciente, et qui éloigne les jeunes filles des filières de formation aux métiers du numérique.
La sous-représentation des femmes dans les métiers du numérique a des causes très profondes et multiples.
Du collège au lycée, les filles perdent progressivement confiance dans leurs capacités et donc leur motivation à se diriger vers les filières scientifiques. La Terminale confirme cette tendance. Alors qu’elles représentent plus de 60 % des effectifs des classes de SVT et Sciences économiques et sociales en 2021, elles sont systématiquement minoritaires en Mathématiques et Physique-chimie. Informatique et Sciences de l’Ingénieur arrivant loin derrière.
Comment la Fondation Femmes@numérique veut-elle amener de plus en plus de femmes à choisir cette voie ?
Il est primordial d’agir auprès des collégiens et collégiennes, des lycéens et lycéennes aux moment clés des étapes d’orientation, sans oublier de s’adresser également à leurs prescripteurs, famille, amis, professeurs. A titre d ‘exemple, la fondation a co-financé et accompagné le projet Parallaxe 2050 piloté par le Campus des métiers et des qualification Drôme Ardèche. C’est un escape game dans un conteneur de 40 m2 que l’on déplace dans toute la France. Le principe est simple : chaque équipe doit sortir le plus rapidement possible du lieu en résolvant des énigmes autours de défis informatiques (bras robotisé, régulateur de réseaux sociaux imaginaires, programmation de lignes de code...). Les énigmes sont conçues par des experts en pédagogie et en biais de genre. De nombreux métiers du numérique y sont abordés à travers différents domaines : les techniques agricoles, la santé, la citoyenneté, le cyber harcèlement, l’énergie...
Par ailleurs, parce que les jeunes filles ont besoin d’être inspirées par des rôles modèles positifs qui leur montrent non seulement la variété des métiers qu’offrent les STEM, mais aussi que le succès des femmes est possible dans ces domaines, Femmes@Numérique a développé un annuaire recensant presque 2 000 femmes engagées dans les métiers du numérique.
Nous mettons en lumière des femmes entrepreneures qui peuvent être de magnifiques rôle modèles pour les générations futures.
Une section pour des femmes expertes sur des sujets techniques pointus, pouvant intervenir dans des tables rondes ou des conférences scientifiques, a été ajoutée l’année dernière avec l’objectif de rendre plus visible les talents et expertises féminines auprès des organisateurs d’évènements scientifiques. En soutenant activement la présence des femmes dans des événements technologiques de renommée internationale, comme nous le faisons cette année en participant au Web Summit - l’un des plus gros évènement Tech au monde - aux côtés de CCI Paris, Ile-de-France et Numeum à l’occasion, nous mettons en lumière des femmes entrepreneures qui peuvent être de magnifiques rôle modèles pour les générations futures.
Un dernier exemple très concret initié par notre Fondation est l’incitation des entreprises à organiser des stages de 3e pour faire découvrir les enjeux du numérique et les multiples métiers possibles. Parce que s’il est indispensable d’agir dès le plus jeune âge, il est tout aussi nécessaire que le monde économique et médiatique s’empare du sujet. Le Haut Conseil à l’Egalité a publié ce mois-ci un rapport sur le numérique et les femmes qui intègre des recommandations concrètes pour redonner aux femmes la place qu'elles méritent dans l'espace numérique. Parmi ces recommandations : veiller à ce que les stages de 3ème accueillent au moins 40 % de filles, imposer une représentation de 50 % de filles dans les filières scientifiques, avec un seuil minimum de 30 % dans les spécialités numériques et sciences informatiques (NSI).
Quels sont les publics visés en priorité ?
Pour agir, il est nécessaire de casser les silos et travailler collectivement en organisant les projets en synergie entre associations de terrain, écoles, collèges et lycées, universités et acteurs de la formation, institutionnels, territoires et ministères et entreprises pour déployer les initiatives les plus impactantes à l’échelle du territoire national. Il est impératif, et c’est de la responsabilité de l’Etat, de mettre en place une politique publique forte et très volontariste avec les moyens financiers associés et il est tout aussi nécessaire que les entreprises et le tissu associatif s’engagent sur le temps long pour permettre un meilleur accès des femmes aux formations et à l'exercice des métiers du numérique.
Pourquoi est-il si important que les femmes s’imposent davantage dans les métiers du numérique ?
La plupart des défis de notre temps - énergies propres, bâtiments et villes durables, nouveaux outils de production, modes de transports et de consommation, sobriété, intelligence artificielle, santé, gestion des données, transformation numérique de notre société, cybersécurité…, - sont autant de défis qui ont déjà impacté nos modes de vie, et qui concernent autant les femmes que les hommes.
Comment peut-on alors envisager de progrès possible si les femmes, qui constituent 51 % de la population mondiale, ne sont pas embarquées dans cette dynamique de développement de notre économie numérique, et si elles ne trouvent pas une place équilibrée dans nos métiers et filières du numérique, au sein de nos entreprises ? Dans un monde où le numérique investit tous les secteurs d’activité et tous les domaines privés et professionnels de nos vies, l’implication des femmes est essentielle pour accompagner les évolutions profondes que connaîtront les entreprises et la société en général.
Le taux excessivement faible de féminisation des métiers techniques du numérique devrait être un sujet de préoccupation majeur car il ajoute une catastrophe sociétale à un drame économique.
En quoi la féminisation du secteur sera-telle bénéfique pour tous ?
Le taux excessivement faible de féminisation des métiers techniques du numérique devrait être un sujet de préoccupation majeur car il ajoute une catastrophe sociétale à un drame économique. Le numérique est un secteur ouvrant la voie à de nombreuses opportunités extrêmement différentes, et pourvoyeur d’emplois rémunérateurs. Et surtout ce sont des métiers passionnants au cœur de la stratégie de l’entreprise et qui auront, et ont déjà, un rôle primordial dans le développement de notre économie et la résolution des défis sociétaux, environnementaux et industriels des années à venir. Au-delà de son impact social, l’enjeu est aussi économique. On ne peut se priver des contributions féminines, c’est-à-dire de la moitié des talents qu’il manque au secteur, au risque de perdre en innovation, en compétitivité … et en représentativité de la population sans oublier que le numérique peut être ou outil d’émancipation et d’autonomie financière pour les femmes.
Le numérique, de la conception à l’utilisation, gagnera énormément en efficacité en jouant la carte de mixité. Aujourd’hui, les services rendus par de nombreuses applications ne sont pas optimaux car elles ont été conçues sans prendre en compte les besoins les femmes ou leurs particularités ; le cas du logiciel de reconnaissance vocale calibré sur des voix masculines est un parfait exemple de défaut de conception. Ne sous-estimons pas le fait que la France a pris beaucoup de retard sur le sujet en comparaison de ses pays voisins et d’autres pays émergents qui sont beaucoup plus offensifs sur le sujet. Il est donc devenu urgent de nous saisir collectivement de cette question, aussi bien pour une question d’éthique que pour des raisons de croissance et de compétitivité.
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