À Redeyef : la création artistique, moteur de développement !
Sud-Ouest tunisien Ville de Redeyef
Dans une région isolée, l’ancien économat de la Compagnie des phosphates, symbole d’une prospérité passée, est devenu un centre culturel géré par et pour les jeunes de la localité. Danse, théâtre, musique, arts plastiques… cette ruche en perpétuelle activité rayonne bien au-delà de son territoire et attire aujourd’hui des artistes de renom !
Le bâtiment est impressionnant. Construit dans les années vingt, l’économat, dont le nom s’inscrit en lettres arts déco sur le fronton couleur ivoire, était un magasin général destiné aux salariés de la Compagnie des phosphates et des chemins de fer de Gafsa. Proche de la frontière tuniso-algérienne, Redeyef est en effet au centre d’un des plus importants bassins de phosphate au monde. La population de la région y reste pourtant extrêmement défavorisée : au printemps 2008, anticipant de trois ans la révolution tunisienne, la ville a été le théâtre d’un grand mouvement social contre la corruption, le chômage et la pauvreté, exprimant le désespoir mais aussi l’énergie de sa jeunesse.
L’événement a profondément marqué Yagoutha Belgacem, directrice artistique et fondatrice de la plateforme Siwa, un laboratoire artistique à cheval entre les deux rives de la Méditerranée. Trois ans plus tard, au lendemain de la révolution du Jasmin, elle décide que ce sera là, dans cette région, qu’elle développera un projet, pour partager ses compétences et sa passion. Son credo : la culture peut être un levier essentiel de développement du territoire et d’émancipation des personnes, principe que partage la Fondation de France qui soutient Siwa depuis 2012.
Accompagnée de Chams Zitouni, habitant de Gafsa devenu coordinateur général du projet, Yagoutha se rend régulièrement à Redeyef et se lie petit à petit avec les jeunes de la localité. Ensemble, ils négocient avec la Compagnie des phosphates de Gafsa, la mise à disposition des lieux laissés à l’abandon depuis plusieurs années.
« La culture peut être un levier de développement d'un territoire et d'émancipation des personnes. »
Le bâtiment, totalement rénové par les jeunes, fait désormais office de centre culturel et a été inauguré en 2014. Rujdi, 26 ans, s’est pleinement engagé dans le projet depuis l’origine. « Chams et Yagoutha m’ont appris quelque chose d’important : je ne dois rien attendre de personne. Je dois faire. On ne savait pas bricoler, peindre… et on a tout rénové nous-mêmes ; on a senti que cet endroit, il était à nous, pour nous. » Aujourd’hui, Rujdi a la responsabilité avec trois autres jeunes, de l’entretien du lieu, et reçoit à ce titre une petite rémunération.
Enfin, Yagoutha active son réseau et convainc des artistes de renom, tunisiens, irakiens et européens de venir en résidence à Redeyef. « La proposition était claire. D’abord on ne fournirait pas de matériel ni de moyen financier – de toute façon, nous n’avions rien ! Une seule ressource : eux-mêmes. Ensuite l’ambition était d’ouvrir des horizons culturels pour les habitants, et surtout de faire avec eux. » Un lieu, l’énergie des habitants, la rencontre avec les artistes… tous les ingrédients étaient réunis pour faire naître une véritable dynamique à la fois culturelle et sociale.
L’économat est devenu une ruche, en perpétuelle activité. La création artistique y est présente sous toutes ses formes. Calmement, Hedi, 25 ans, raconte : « Nous étions trois amis musiciens. La maison de la culture nous avait refusé une salle de répétition parce qu’on faisait du rap. Mes deux amis ont décidé de "se brûler", de détruire leurs papiers avant de s’enfuir en Europe par la mer. » Hedi a fini par décrocher un emploi à la Compagnie de phosphate. Le reste du temps, il s'exerce au slam à l’économat. « Ici, je peux m’exprimer. » Sur un rythme saccadé, il dénonce le désarroi de sa génération, tandis que tout le groupe scande en chœur le refrain, en français : « J’en ai maaa-rre, j’en ai maaa-rre », et se met à danser.
« On était juste rien, personne. Ici, on a découvert qu’on avait des capacités. »
Dans une autre salle, on projette les films réalisés par trois jeunes dans le cadre d’un atelier cinéma. Leurs courts-métrages sont bouleversants, particulièrement celui qui raconte le quotidien poignant de trois frères, dont Brahim, analphabète, qui travaille comme charretier depuis l’enfance. Sa vie a été transformée le jour où il a poussé les portes de l'économat. Lorsqu’Imen Smaoui, célèbre chorégraphe de Tunis, a proposé un atelier de danse contemporaine, les garçons de l’économat ont d’abord refusé, trop « féminin », trop « bizarre » ! Brahim a été le premier à se jeter à l’eau. « Je ne savais même pas que je pouvais danser, jouer, et que j’aimerais cela ! Dès que je peux, je lâche la charrette pour venir m’exercer ici. C’est tellement fort, tellement… » Sans terminer sa phrase, il ferme les yeux et déclame une tirade en arabe. Sa main accompagne chacun de ses mots d’un mouvement dansé. Le texte qu’il récite, avec une telle ardeur, est un extrait de Mère courage, de Bertolt Brecht, que des jeunes ont monté grâce au partenariat avec la Fonderie du Mans qui suit le projet de Redeyef depuis le premier jour. « Avant, notre vie, c’était : travail, maison ; maison, travail. Ou, pour ceux qui ne travaillent pas : maison, café ; café, maison, résume Wajdi, 25 ans. On était juste rien, personne. Ici, on a découvert qu’on avait des capacités. »
Deux mots reviennent sans cesse, celui de hogra, hérité de la révolution d’octobre 88 en Algérie, qui signifie « mépris, oppression ». Et celui de houria pour liberté. Le premier dit le sentiment éprouvé par cette jeunesse face à des autorités jugées indifférentes à leur sort. Le second définit la renaissance vécue dans ce lieu où la liberté est tout sauf un slogan : les jeunes présents l’expérimentent, l’éprouvent, la vivent… dans un climat de confiance. Être l’attention de directeurs de théâtre renommés en France, d’artistes connus en Tunisie, manger à la même table, partager les discussions et les décisions… les a considérablement valorisés. Cette égalité, cette écoute et cette reconnaissance : c’était leur revendication de toujours.
En 2017, les jeunes de l’économat ont organisé un festival pour les enfants de Redeyef. Franc succès : 1 200 enfants ont participé durant quatre jours à des ateliers artistiques clos par un grand défilé de rue, festif et coloré. Face à un tel engouement, ils préparent la deuxième édition. « L’économat, c’est "cadeau ", dit Brahim en prononçant le mot final en français. Et c’est à nous qu’on le doit ! »
L’économat : une véritable ruche, en perpétuelle activité
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