Les prévisions 2025 d’Ariadne
Renata Cuk, directrice des programmes d’AriadneChaque année depuis 11 ans, le réseau Ariadne (European Funders for Social Change and Human Rights) publie un rapport qui présente ses prévisions pour le secteur philanthropique européen agissant pour les droits humains et la justice sociale. En 2025, les défis sont particulièrement nombreux. Une situation alarmante qui, comme l’explique Renata Cuk, directrice des programmes d’Ariadne, appelle à renforcer les coopérations entre fondations européennes.
À quels nouveaux défis les fondations qui agissent pour les droits humains et la justice sociale doivent-elles faire face ?
L’année 2025 apparaît comme différente, non pas parce que les tendances sont nouvelles, mais parce que les choses évoluent de manière très rapide et radicale. On constate depuis plusieurs années une montée de l’extrême droite, une diminution des financements publics, un recul des droits humains... Mais cette année, le rythme et la portée de ces phénomènes sont vertigineux.
Nous nous attendions à ces phénomènes majeurs avec le retour de Donald Trump au pouvoir, mais nous avons tous été surpris par la rapidité avec laquelle les choses ont évolué. En seulement quelques mois, nous avons assisté au gel des budgets d'aides publiques aux Etats-Unis, au démantèlement de l'USAID (Agence des États-Unis pour le développement international) et à des remises en cause continues des initiatives en matière de diversité, d'équité et d'inclusion. Ces changements sont colossaux et exercent une pression énorme sur les acteurs privés mobilisés pour la défense des droits et de la justice.
En Europe, on observe des dynamiques similaires. Plusieurs pays ont drastiquement réduit leurs budgets d’aide humanitaire internationale, souvent pour augmenter leurs dépenses militaires. De son côté, la Commission européenne a statué pour que les fonds du programme LIFE (5,4 milliards d’euros), destinés à soutenir des projets innovants dans les domaines de l’environnement et du climat, ne soient plus utilisés à des fins de plaidoyer ou de lobbying ciblant les institutions de l'UE. Ce changement a un impact significatif sur les organisations de la société civile environnementales, dont beaucoup comptaient sur ce soutien pour leurs actions de plaidoyer.
Dans le même temps, les conflits armés s’intensifient aux quatre coins du monde. Les désescalades se font attendre et nous assistons à une érosion généralisée des normes internationales sur les droits humains et à un recul des valeurs démocratiques. Comme l’a dit un membre d’Ariadne : « On a l’impression de jouer à un jeu dont les règles n’existent plus ».
Comment ce contexte impacte-t-il la philanthropie ?
Les coupes budgétaires ont fortement impacté les associations de défense des droits humains et de la justice sociale, créant un vide que les fondations ne peuvent combler à elles seules, même si la pression pour qu’elles se mobilisent davantage est très forte. Beaucoup de fondations reconnaissent que leur secteur est à un tournant. C’est un moment propice pour entamer une réflexion profonde et audacieuse sur l’évolution du rôle de la philanthropie dans le domaine des droits humains et de la justice sociale.
L’ampleur des enjeux incite les fondations à renforcer leurs échanges pour partager leurs stratégies, leurs analyses, et coordonner leurs réponses. C’est une de nos missions chez Ariadne. Nous proposons par exemple à nos membres différents formats d'échange pour les aider à s’adapter à ce contexte exceptionnel et soutenir au mieux les acteurs associatifs.
De plus, nous continuerons à travailler en étroite collaboration avec d'autres réseaux philanthropiques, en amplifiant leur travail et en veillant à compléter, plutôt qu'à dupliquer, les actions de chacun. Un exemple que je souhaite souligner est celui de la FCAA (Funders Concerned About AIDS) qui, en collaboration avec d’autres initiatives philanthropiques, a publié une déclaration conjointe appelant les fondations à maintenir la prévention du VIH et les investissements en santé mondiale face aux coupes majeures dans le financement de l'USAID. Avec plus de 20 millions de personnes dans 55 pays qui dépendent de ce soutien pour le traitement du VIH, l'interruption de plus de 80 % des programmes de l'USAID met désormais des millions de vies en grave danger.
« Nous sommes à un moment propice pour entamer une réflexion profonde et audacieuse sur l’évolution du rôle de la philanthropie »
Renata Cuk, directrice des programmes d’Ariadne
Comment les fondations européennes devraient-elles adapter leurs pratiques ?
C’est le moment de rester fidèle à ce qui a déjà fait ses preuves : un accompagnement flexible, à long terme, et structurel. En renforçant nos engagements existants, nous permettons aux associations qui agissent sur le terrain de s’adapter et de continuer à avancer en ces temps incertains.
Les fondations n’ont pas à choisir entre répondre à l’urgence et soutenir des changements structurels à long terme. Les deux sont possibles. La situation actuelle renvoie par exemple aux débuts de la crise du COVID-19, lorsque de nombreuses fondations ont su réagir de manière décisive. Beaucoup de nos membres se replongent aujourd’hui dans les outils de Funding for Real Change, une initiative lancée par Ariadne et EDGE Funders Alliance pour renforcer durablement les organisations de la société civile et les mouvements sociaux.
Nous devons également explorer de nouveaux modèles de financement. Par exemple, des organisations intermédiaires comme Mama Cash, dédiée à la défense des droits des femmes, ouvrent la voie avec des pratiques innovantes : elles offrent des moyens plus participatifs d'acheminer les fonds vers les associations et contribuent ainsi à modifier la dynamique du pouvoir entre donateurs et bénéficiaires. La fondation allemande Dreilinden a, quant à elle, pris une mesure audacieuse en investissant dans l'achat de biens immobiliers pour les groupes LGBTI+, assurant ainsi leur indépendance et leur stabilité à long terme.
Les fondations françaises sont-elles confrontées à des défis spécifiques ?
Comme le soulignent les prévisions de cette année, la plupart des défis auxquels nos membres français sont confrontés sont communs à toute l’Europe. Mais ce qui est le plus frappant, c'est que même des pays longtemps considérés comme des démocraties stables – et des acteurs clés de l'aide internationale – connaissent aujourd'hui des entraves significatives aux droits humains. En revanche, ce qui est encourageant, c'est que les fondations françaises n'ont pas détourné le regard, elles ont au contraire intensifié leurs efforts pour renforcer leurs actions en faveur des droits humains et de la justice sociale.
Chez Ariadne, nous avons suivi de près le développement du Fonds pour la Démocratie lancé au printemps 2025 pour soutenir et protéger la démocratie en France. Le fonds s'engage à soutenir à long terme les organisations de la société civile, en particulier les mouvements sociaux et les communautés les plus marginalisées, travaillant avec eux sur le principe de la confiance. Il s'attache également à favoriser les initiatives promouvant des narratifs positifs, la collaboration, et à renforcer ainsi les coopérations au sein du secteur philanthropique. Car ce n'est que par l'apprentissage partagé et l'action collective que nous pourrons affronter ensemble cette période troublée.
→ Télécharger le "Forecast 2025" d’Ariadne ici
Entretien traduit et adapté de l’anglais.