« Le moment est venu pour la philanthropie de faire preuve d’audace et de courage » - Julie Broome
Depuis 10 ans, le réseau Ariadne (European Funders for Social Change and Human Rights) publie chaque année un rapport qui présente ses prévisions pour le secteur philanthropique, construit à partir d’une enquête auprès de ses membres et d’échanges approfondis avec des acteurs et experts de plusieurs pays européens. Entretien avec sa directrice Julie Broome sur les grands enjeux 2024, en Europe et en France.
À quels enjeux la philanthropie européenne doit-elle faire face en 2024 ? Constate-t-on de nouvelles tendances par rapport aux années précédentes ?
La plupart des enjeux que nous observons pour la philanthropie européenne correspondent à une amplification de tendances déjà présentes. Si les partis d’extrême droite en Europe gagnent du terrain depuis plusieurs années, les élections du Parlement européen en 2024 ainsi que d’autres élections nationales et locales pourraient consolider cette tendance dans un laps de temps très court. Une telle situation pourrait poser d’importantes difficultés aux fondations engagées par exemple pour l’inclusion sociale, la défense des droits fondamentaux, ou la lutte contre les discriminations pour mener leurs actions.
Par ailleurs, si les restrictions imposées aux organisations de la société civile ont suscité une inquiétude croissante au cours de la dernière décennie, celles-ci sont de plus en plus importantes et ce dans nombreux pays européens. Citons par exemple certains obstacles juridiques ou administratifs liés à l’enregistrement de ces entités, l’accès à des financements ou encore l’organisation de campagnes. Ariadne a récemment tenu sa conférence annuelle à Tbilissi, en Géorgie, où le gouvernement vient d’adopter un projet de loi sur « l’influence étrangère » qui obligera les organisations de la société civile et les médias dont les revenus annuels proviennent à 20 % ou plus de sources de financement étrangères à se faire connaître auprès du ministère de la Justice comme « organisation servant les intérêts d’une puissance étrangère ». Les observateurs font généralement le lien entre ce projet de loi et une législation similaire en Russie, mais il est intéressant de noter que la Hongrie, état membre de l’UE, a adopté une loi de ce type en décembre 2023. Des pays d’Europe occidentale ont également mis en œuvre des restrictions sur les manifestations et pénalisé certaines formes de militantisme. Les premières cibles de ces lois étaient principalement les défenseurs du climat mais, l’année dernière, ce sont les manifestants pro-palestiniens qui ont été visés. Des interdictions limitant les manifestations pro-palestiniennes ont ainsi été décidées en Bulgarie, en République Tchèque, en Estonie, en Allemagne, en Hongrie et en Suède. Cette tendance est documentée par Liberties dans le Rapport 2024 sur l’état de droit (2024 Rule of Law Report).
Enfin, l’un des principaux défis à relever en 2024 est la baisse des fonds disponibles, au moins dans les domaines des droits humains et de l’innovation sociale. Étant donné qu’un certain nombre de fondations internationales retirent leur soutien à l’Europe ou réduisent la portée de leur action, de nombreuses organisations qui tentent de protéger les droits humains et l’état de droit devront se battre pour combler les manques dans leur budget dans les années à venir. À un moment aussi crucial pour la démocratie européenne, il est regrettable qu’elles doivent se contenter de moins et consacrer plus de temps à la collecte de fonds.
Pourquoi les élections prévues cette année en Europe et au-delà sont-elles simultanément porteuses d’opportunités et de risques pour la philanthropie ?
Une élection est toujours synonyme de risques et d’opportunités. Ici, le risque est que les partis d’extrême droite, qui ont déjà gagné du terrain en Allemagne, en Italie, en Suède et aux Pays-Bas, pour n’en citer que quelques-uns, prennent encore plus de pouvoir au Parlement européen et au niveau local. Cela pourrait mener à un recul sur certaines questions comme la lutte contre la crise climatique, mais également poser des problèmes particuliers aux migrants, aux minorités ethniques et religieuses, aux femmes et aux personnes LGBTI.
À l’aube de cette saison électorale, il existe également un risque de voir progresser la désinformation. Les plateformes en ligne, qui ne sont pas strictement réglementées, sont des vecteurs faciles pour la diffusion d’informations fausses ou trompeuses destinées à influencer les électeurs. Cela pourrait altérer les conditions de campagne des candidats, mais aussi saper la confiance envers le processus électoral dans son ensemble. Nous en avons très clairement vu les effets aux États-Unis en janvier 2021. De nombreuses fondations s’inquiètent des effets de la désinformation sur le processus électoral et soutiennent des initiatives visant à atténuer ce phénomène.
Quant aux opportunités liées aux élections, elles résident dans la possibilité de véritablement sensibiliser l’électorat. Nous savons que la participation électorale a tendance à diminuer. Cette année est l’occasion de mobiliser les catégories de population qui ne votent pas souvent, dont les jeunes électeurs, et de les encourager à devenir plus actifs politiquement. Le mouvement pour le climat a galvanisé les jeunes militants, qui ont compris qu’ils seraient les premiers à subir l’impact du dérèglement climatique. Il faut espérer que cet activisme se traduise par des changements politiques. Nous connaissons l’urgence de la crise climatique et la nécessité d’engager dès à présent d’importants changements politiques, économiques et sociaux pour éviter un effondrement écologique. C’est l’occasion de tirer parti de la prise de conscience du public et d’élire des dirigeants qui prendront les décisions qui s’imposent.
Dans ce contexte, comment la philanthropie doit-elle fonctionner ? Comment ses modes d’action devraient-ils évoluer pour avoir plus d’impact ? Assiste-t-on à l’émergence de nouvelles formes de coopération ?
Nous pensons que le moment est venu pour la philanthropie de faire preuve d’audace et de courage. C’est le moment de prendre des risques en finançant des actions qui sont légèrement plus ‘politiques’ ou qui expérimentent de nouvelles idées, quitte à échouer. C’est notamment le bon moment pour mobiliser les citoyens qui ne s’impliquent généralement pas dans la prise de décision et réfléchir à la manière de leur faire une place dans les débats.
Sans vouloir enfoncer des portes ouvertes, les organisations ont actuellement besoin de financements institutionnels renforcés et pérennes. Une aide flexible leur permet de s’adapter à l’évolution des circonstances et des priorités, et des subventions pluriannuelles leur assurent une plus grande stabilité. Nous savons que le changement social nécessite beaucoup de temps - parfois des décennies - et il n’est pas réaliste d’attendre des organisations qu’elles puissent produire des résultats majeurs avec des subventions d’un an.
Enfin, nous voyons émerger de nouvelles collaborations en faveur du renforcement des processus et des institutions démocratiques. À l’échelle européenne, l’alliance Civitates, créée en 2019, se consacre de plus en plus à ces questions. Récemment, des discussions ont également eu lieu au niveau national dans plusieurs pays, dont la France, sur un éventuel regroupement de fondations pour agir en faveur de la protection de la démocratie et de l’engagement civique.
De nouveaux profils de philanthropes apparaissent-ils ?
Nous voyons émerger une jeune génération de philanthropes qui ont une attitude différente à l’égard de leur patrimoine et sont désireux d’accorder des financements de manière beaucoup plus souple. Marlene Engelhorn, une jeune héritière autrichienne, s’est par exemple montrée ouvertement très critique à l’égard de l’abolition des droits de succession en Autriche. Elle a ainsi invité des personnes sélectionnées aléatoirement à créer un groupe citoyen pour déterminer à quoi elle devrait consacrer 25 millions d’euros de son héritage. L’exemple de Mackenzie Scott aux États-Unis, qui a accordé à certaines organisations des dons importants sans imposer de candidature onéreuse ni obliger à rendre des comptes, incite également d’autres philanthropes à faire évoluer leur approche en matière de financement.
Y a-t-il des enjeux spécifiques pour la philanthropie en France en 2024 ?
La principale difficulté qui ressort de nos entretiens avec les acteurs de la philanthropie en France concerne l’impact potentiel du retrait de certaines fondations internationales. Alors que les fondations françaises engagées en faveur des droits humains sont encore relativement peu nombreuses, certains craignent que, privées du soutien des fondations internationales, le secteur de la défense des droits humains en France ne soit considérablement affaibli. C'est donc peut-être le moment pour la philanthropie française de se demander si elle est prête à renforcer son action dans ce domaine pour éviter tout retour en arrière.