Une histoire française du mot « philanthropie »
Par Arthur Gautier, professeur et directeur exécutif de la chaire Philanthropie de l’Essec
Loin d’avoir une définition immuable, le sens du mot « Philanthropie » s’est modifié au cours du temps, avec le contexte social, culturel et politique, mais aussi avec les acteurs qui l’utilisent.
La signification du concept de philanthropie a évolué selon les époques. En quoi est-ce un concept contesté ?
La philanthropie a ses détracteurs et ses partisans, elle laisse rarement indifférent. Comme d’autres idées abstraites, elle a fait l’objet de disputes sans fin depuis son apparition au 18e siècle. Loin d’avoir une définition immuable, son sens s’est modifié au cours du temps, avec le contexte social, culturel et politique, mais aussi avec les acteurs qui l’utilisent. Moins présente en France au 20e siècle avec l’essor de l’État-providence, elle a retrouvé un certain lustre en ce début de 21e siècle, où les dons privés viennent compléter les financements publics dans de nombreux domaines.
Comment le concept a-t-il évolué?
C’est sous la plume de Fénelon que le mot apparaît pour la première fois dans la langue française. Le théologien définit la philanthropie comme « une vertu douce, patiente et désintéressée, qui supporte le mal sans l’approuver ». Pour les encyclopédistes comme Diderot et Voltaire, qui considèrent que l’Homme est naturellement bon et la société perfectible, la philanthropie est une vertu. Si le mot philanthropie est consensuel à ses débuts, il devient progressivement une alternative laïque à la charité catholique. À l’amour de l’Homme comme créature de Dieu, la philanthropie substitue l’amour de l’Homme pour l’Homme.
En 1789, inspirée par les idées nouvelles des Lumières, la philanthropie triomphe et devient l’un des mots-clés de la Révolution. Sous le règne de Napoléon Bonaparte, les initiatives philanthropiques privées éclosent dans de nombreux domaines : construction de logements décents et de dispensaires, protection des orphelins, distribution de bons alimentaires, vaccination contre la variole, campagnes d’abolition de l’esclavage ou de la peine de mort… Financées et dirigées par les élites progressistes de l’époque, elles cherchent à améliorer concrètement et durablement le sort des plus vulnérables. La philanthropie se démarque clairement de la charité traditionnelle par la valorisation de la science, la recherche d’autonomie pour les bénéficiaires et la participation au débat public.
À partir de 1814, le concept devient beaucoup plus conflictuel. Sous la Restauration, royalistes et catholiques conservateurs cherchent à réhabiliter la charité. Les philanthropes sont accusés par les conservateurs d’être vaniteux, matérialistes et de défendre des idéaux abstraits. Pour Chateaubriand, la philanthropie « n’est que l’idée chrétienne de charité retournée, changée de nom et trop souvent défigurée ». La philanthropie apparaît également insuffisante pour répondre à l’ampleur des problèmes sociaux soulevés par la révolution industrielle. Les « filous en troupe » sont caricaturés dans les romans de Flaubert ou dans les gazettes pour leur naïveté, leur médiocrité ou leur carriérisme. À partir des années 1840, la philanthropie subit une nouvelle attaque, cette fois sur sa gauche : les penseurs socialistes la considèrent comme un masque hypocrite, un obstacle à l’émancipation volontaire des ouvriers, ou une manière pour l’élite capitaliste de faire oublier l’exploitation du prolétariat.
De 1848 à la Première Guerre mondiale, la philanthropie perd de son lustre et subit la concurrence d’un nouveau concept : la solidarité. Contrairement à la philanthropie qui relève de la morale individuelle, la solidarité suppose une contrainte légale. Cherchant une troisième voie entre socialisme révolutionnaire et capitalisme libéral, la Troisième République fait de la solidarité un concept-clé. Malgré la hantise française pour toute forme de « charité légale », l’État républicain finit par voter les premières lois d’un État social : assistance médicale gratuite, accidents du travail, assistance aux vieillards et aux infirmes. Philanthropie et charité restent actives sur le terrain mais sont reléguées au second plan.
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Comment cette histoire éclaire-t-elle les débats actuels ?
Il est d’abord frappant de constater que la philanthropie a une riche histoire en France et que celle-ci est inséparable du traitement de la question sociale. L’État républicain issu de la Révolution de 1789 a tenté d’instaurer une alternative laïque et progressiste à la charité chrétienne en promouvant justement le concept de philanthropie. À mesure que la sécularisation de la société française avançait, la rivalité entre philanthropie et charité a décliné et c’est finalement le concept de solidarité qui s’est imposé, et avec lui les premières mesures d’assistance publique financée par l’impôt, et non par les dons.
Mais la philanthropie connaît un renouveau au début du 21e siècle. Délaissé et presque « ringardisé » avec l’essor de l’État-Providence après 1945, le mot de philanthropie est réintroduit quand cet État-Providence fait l’objet d’une crise multiforme. Comment ce renouveau s’est-il opéré ? Il y a bien sûr l’influence du « philanthro-capitalisme » et la résonance du Giving Pledge de Gates et Buffett en 2010, mais l’influence américaine n’explique certainement pas tout. Une « philanthropie à la française » connaît un essor remarquable depuis une quinzaine d’années. Plus visible dans l’espace public, elle a été encouragée par l’État grâce à plusieurs lois phares qui ont rendu plus attractif son cadre juridique et fiscal. Loin d’être deux pôles opposés dans la gestion de l’intérêt général, la philanthropie et l’État continuent leur histoire commune, entre encouragement et contrôle, mais avec de nouveaux équilibres.
La contestation, elle aussi, existe toujours. Elle a ressurgi à l’occasion de la collecte de dons pour Notre-Dame de Paris. On retrouve certains arguments utilisés par la critique socialiste du 19e siècle, comme l’hypocrisie des grandes fortunes qui deviennent philanthropes pour compenser leur prédation dans le monde des affaires. Il y a aussi des arguments nouveaux autour de la question des inégalités ou du désengagement de l’État. Dans un autre registre, populiste et nationaliste, la philanthropie est parfois vue comme une ennemie du peuple, un agent de l’étranger, notamment des élites financières mondiales. L’exemple le plus frappant se trouve hors de France : celui de George Soros, rudement mis à l’index en Hongrie par Viktor Orban. Il sera intéressant de voir comment le secteur de la philanthropie et ses défenseurs, pour qui celle-ci est un gage de pluralisme et d’innovation sociale dans les sociétés ouvertes, répondront à ces nouvelles contestations.
Pour en savoir davantage :
Gautier, Arthur (2019). Historically contested concepts: A conceptual history of philanthropy in France, 1712-1914. Theory and Society, 48(1), 95-129.
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