Sylvain A. Lefèvre : faut-il faire confiance à la « philanthropie basée sur la confiance » ?
Par Sylvain A. Lefèvre, professeur à l’Université du Québec à Montréal
MacKenzie Scott, l’ex-épouse du fondateur d’Amazon Jeff Bezos, a déclaré avoir donné, en 2024, 2 milliards de dollars à près de 200 organisations, œuvrant principalement dans la lutte à la pauvreté et pour l’accès au logement. Outre le montant colossal de ses dons, près de 19 milliards (soit la moitié de sa fortune) dans les 5 dernières années, la particularité de sa philanthropie est d’être sans restriction et sans fléchage ciblé sur des projets. Elle finance le fonctionnement des organismes et souligne que leurs équipes sont les mieux placées pour décider des meilleures façons de dépenser ces fonds, pour mener leur mission. Plus encore, la plupart des organismes financés ont été très surpris de recevoir ce soutien, puisqu’ils n’ont même pas sollicité ces fonds, parfois de plusieurs dizaines de millions de dollars.
On est ici aux antipodes de la « philanthropie stratégique », où les donateurs sont censés choisir avec soin les organismes financés, mis en concurrence via des appels à projets, piloter le changement souhaité sur la base de données probantes, et évaluer avec précision les résultats obtenus. Les mots-clefs ? Effet levier, théorie du changement, reddition de compte, mesure d’impact, mise à l’échelle. Les promoteurs même de cette approche en tirent aujourd’hui un bilan assez sombre et appellent à un renouvellement[1].
La démarche de MacKenzie Scott s’inscrit dans ce renouvellement de la philanthropie en Amérique du Nord, encore marginal du point de vue des pratiques effectives mais assez profond du point de vue des fondements. Un terme désigne ce courant, la « philanthropie basée sur la confiance », qui se décline en 6 grands principes[2] :
- Offrir des dons pluriannuels et sans restriction, afin de donner aux organismes financés la solidité et la flexibilité qui leur permettent de mener au mieux leur mission et d’innover.
- Faire ses devoirs. Plutôt que de faire peser sur les organismes le fardeau de répondre à des appels à projet – consommant temps et argent au détriment de leur mission -, c’est au donateur de consacrer des ressources pour déterminer de manière pertinente à qui donner, en sortant de ses cercles habituels.
- Réduire la paperasse. Remplacer les rapports d’activité écrits imposés aux organismes financés, chronophages et jargonnants, par des conversations directes et un apprentissage croisé.
- Être transparent et réactif. Une communication ouverte, transparente et honnête est le socle d’une relation de confiance réciproque. Ce qui implique pour les fondations de bien expliciter leur propre fonctionnement, leurs critères, voire de partager leurs doutes. Ce type de communication réduit les malentendus, les attentes déçues et elle permet surtout des partenariats plus robustes et équilibrés.
- Écouter et agir. Recueillir et intégrer les perspectives des bénéficiaires et des organismes financés enrichie la vision du donateur. C’est aussi une manière de reconnaitre leur valeur. Si vos consultants sont payés, pourquoi ne pas donner également une reconnaissance monétaire aux donataires que vous sollicitez pour nourrir votre réflexion ?
- Offrir davantage qu’un chèque. Donner accès à des réseaux, du mentorat, des recommandations, de l’accompagnement non-financier, tout cela augmente les capacités organisationnelles, surtout pour des organismes qui n’ont pas les connexions et la visibilité nécessaires.
Certaines fondations suivent depuis longtemps ces principes, à l’image des fondations du réseau Funding Exchange aux États-Unis, créées dans les années 1970 par des héritiers rebelles[3]. Mais deux événements ont bousculé le champ philanthropique américain au début des années 2020, conduisant des fondations centrales, comme la Fondation Ford, à redécouvrir et promouvoir ces pratiques jusqu’ici marginales. Le premier événement est l’épidémie de Covid-19, qui a amené des fondations à relâcher considérablement leurs contraintes en termes de financement (définition des projets, reddition de compte), afin de permettre aux organismes de terrain de faire face à l’urgence, de s’adapter, d’innover, dans un contexte très mouvant. Nombre d’entre elles ont également haussé leurs financements, afin de permettre à des organismes très fragilisés de se renforcer (voire de ne pas disparaître).
Le second événement est lié au mouvement Black Lives Matter, né en 2013 mais qui a pris une ampleur très forte, suite à la mort de George Floyd le 25 mai 2020. Les questionnements sur les inégalités raciales ont refait surface, y compris dans le milieu philanthropique où des enquêtes ont démontré à quel point les minorités raciales étaient historiquement et encore aujourd’hui faiblement soutenues par les fondations, surtout quand les organismes sont dirigés par des personnes racisées[4]. La très forte homogénéité sociale et raciale du monde philanthropique a aussi été pointée[5]. Outre l’enjeu de l’inégale distribution des fonds, ce sont aussi les rapports de pouvoir à l’œuvre dans la philanthropie, entre des élites donatrices et des minorités exclues, qui ont amené à un examen de conscience de plusieurs grandes fondations et à une révision de leurs procédures.
La philanthropie basée sur la confiance n’est donc pas seulement un guide de bonnes pratiques. C’est plus fondamentalement une tentative de refonder la légitimité et l’efficacité du geste philanthropique en ayant tiré les leçons de deux types d’impasse. D’une part, les impasses de la philanthropie stratégique : celle-ci risque de privilégier les organismes capables de parler la langue complexe des appels à projets, au détriment des organismes plus fragiles, et ses exigences de reddition de compte, trop souvent lourdes et peu pertinentes, étouffent la créativité des organismes. D’autre part, les impasses d’une philanthropie qui prétend lutter contre les injustices sociales mais qui les reproduit structurellement, par ses assises et ses pratiques[6].
Pour autant, la philanthropie basée sur la confiance est-elle une panacée ? D’abord, il faut rappeler qu’on parle davantage ici d’un programme et de pratiques expérimentales que d’une observation de pratiques massivement transformées. Ensuite, des critiques émergent contre les angles morts de cette « nouvelle orthodoxie » philanthropique[7]. Les processus qui président au choix par MacKenzie Scott des organismes financés seraient opaques et renforceraient l’arbitraire du donateur. La taille de ses dons pourrait déstabiliser les organismes (surtout s’ils ne les ont pas sollicités !). La production de données probantes, qui était présentée comme une contribution importante de la philanthropie stratégique, serait évincée et l’expertise du donateur minimisée.
Mais le déploiement de ces critiques au sein de revues du secteur philanthropique témoigne de la centralité des questions et des défis que pose ce courant à l’ensemble du champ. A ce titre, même si l’émergence de la philanthropie basée sur la confiance est en partie liée à des spécificités nord-américaines, elle n’est pas sans écho aux défis démocratiques des fondations françaises[8] et elle peut leur offrir des pistes de réflexion et d’action stimulantes.
[1] https://ssir.org/articles/entry/strategic-philanthropy-went-wrong
[2]Cf. https://www.ncfp.org/wp-content/uploads/2023/08/6-Grantmaking-Practices-of-Trust-based-Philanthropy-TBP-2023.pdf
[3] Lefèvre, S. (2018) . Les héritiers rebelles La philanthropie comme « suicide de classe » Politix, n° 121(1), 55-78. https://doi.org/10.3917/pox.121.0055.
[4] Au Canada, une enquête publiée en 2020, portant sur les financements des 10 principales fondations publiques et privées en 2017 et 2018 montre que « 0,13% de tous les fonds ont été versés à des organismes desservant des populations noires » et seulement « 0,03% de tous les fonds ont été versés à des organismes dirigés par des Noirs ». Les personnes noires représentaient à ce moment-là 3,5% de la population canadienne. Cf. https://www.forblackcommunities.org/assets/docs/Nonfinance-Report.pdf (p. 18)
[5] Spanu, M., & Gill, L. (2024). From diversity to pluralism: Is everyone included? Journal of Philanthropy and Marketing, 29(2), e1838. https://doi.org/10.1002/nvsm.1838
[6] Parmi les ouvrages critiques parus dans les dernières années à ce sujet : "Winners Take All: The Elite Charade of Changing the World" (2018) – Anand Giridharadas, "Just Giving: Why Philanthropy Is Failing Democracy and How It Can Do Better" (2018) – Rob Reich, "Decolonizing Wealth: Indigenous Wisdom to Heal Divides and Restore Balance" (2018).
[7] https://www.alliancemagazine.org/blog/is-the-trust-based-philanthropy-bubble-about-to-burst/
[8] https://www.fondationdefrance.org/fr/philanthropie-et-societe/philanthropie-et-democratie-quels-enjeux-et-perspectives-pour-les-fondations
POUR ALLER PLUS LOIN
→ Développer la philanthropie
→ Cité de la réussite 2024 : la confiance en questions
→ Nouvelles générations : s'engager pour retrouver confiance
→ L'entreprise engagée : donner un nouvel élan de confiance
→ L'art : une ode à la confiance et à la liberté
→ Pas de philanthropie sans confiance