La Maison des livreurs : un lieu ressource pour les coursiers à vélo
A Bordeaux, la Maison des livreurs accueille, accompagne et oriente les livreurs des plateformes numériques de livraison en situation de précarité. Une initiative co-construite avec les premiers concernés qui compte bien faire valoir les droits de ces travailleurs aussi vulnérables que corvéables.
On les appelle « les forçats du bitume ». Les livreurs à vélo des plateformes numériques de livraison font désormais partie du paysage des grandes villes. Mais derrière ces silhouettes filant sur leurs deux roues, 7 jours sur 7 et par tous les temps, se cache une très grande précarité. « Ici à Bordeaux plus de 30 % des auto-entreprises de livraison sont domiciliées dans des structures pour sans domicile fixe et parmi les livreurs de plateforme, plus de la moitié ne bénéficie d’aucun accompagnement social », confie Jonathan L’Utile Chevallier, responsable de la Maison des livreurs qui accueille et accompagne les coursiers de la métropole bordelaise depuis février 2023, afin d’améliorer leurs conditions de vie et de travail.
Point de départ de cette initiative : la mobilisation des travailleurs des plateformes numériques de livraison qui se sont réunis en collectif au sein de l’association AMAL (Association de Mobilisation et d’Accompagnement des Livreurs) pour rendre visible leurs difficultés et plusieurs associations de lutte contre la précarité tels que Médecins du Monde.
Un lieu refuge et ressource pour les livreurs
Aujourd’hui soutenue par la Fondation de France, la Maison des livreurs se veut avant tout un refuge, « un endroit pour se mettre à l’abri, se poser et se reposer entre deux courses mais aussi un lieu où partager son quotidien avec d’autres », précise Jonathan L’Utile Chevallier qui insiste sur « l’isolement social et le sentiment d’invisibilité » ressentis par les coursiers.
Jeunes pour la plupart (69 % ont moins de 34 ans), souvent issus de parcours migratoires, ils n’ont bien souvent eu d’autre choix que d’accepter de louer leurs services de course pour un revenu horaire largement inférieur au SMIC, selon l’étude 2022 sur les livreurs des plateformes à Paris. Les conditions de travail très précaires les surexposent aux problématiques de santé physique et psychique, et les incitent également à prendre des risques inconsidérés pour répondre aux attentes de performance dictées par les plateformes numériques.
En plus de recréer du lien social et de leur proposer un lieu où ils sont accueillis de façon inconditionnelle, la Maison des livreurs a développé un programme d’accompagnement global : actions de prévention en santé et consultations de premiers soins, accompagnement dans l’accès aux droits avec des juristes spécialisés dans le droit des étrangers et des victimes (notamment d’accidents de la circulation), prévention routière grâce à des ateliers sur les fondamentaux de la conduite en ville (près de 60 % des coursiers ont déjà eu un accident), etc.
Au quotidien, les livreurs ont également la possibilité de venir réparer leur vélo avec l’aide de bénévoles, ou encore de se former aux usages du numérique avec Emmaüs connect. Enfin, la Maison des livreurs propose un accompagnement dans la recherche de formation ou d’emploi à ceux qui souhaitent se construire un autre avenir professionnel. Avec des résultats très encourageants : « Récemment, nous avons accompagné trois coursiers dans leurs projets : un jeune qui a suivi une formation d’agent de piste et qui a décroché un entretien avec une grosse société de transport, un autre qui a pu ouvrir son épicerie et que nous avons aidé dans sa demande de prêt à taux zéro, et un troisième qui avait des compétences en BTP que nous avons mis en lien avec un employeur », raconte Jonathan L’Utile Chevallier.
Une maison développée pour et par les livreurs
Si les réponses paraissent à ce point efficaces et adaptées aux besoins des livreurs, c’est en partie grâce à la gouvernance partagée mise en place dès la création qui implique les porteurs du projet et les livreurs de l’association AMAL à toutes les décisions. Ce mode de fonctionnement permet à l’équipe de coconstruire ses actions au plus près, de les évaluer en permanence et de les adapter si besoin. Ainsi, chaque semaine, l’association AMAL organise des groupes de parole et des réunions d’élaboration avec les bénéficiaires de la Maison des livreurs.
Une autre vocation de l’association est de favoriser la recherche en santé et sciences sociales en facilitant la collecte de données sur ces publics invisibilisés. « Dès l’ouverture de la Maison, plusieurs chercheurs nous ont sollicités pour leurs travaux d’étude, confie Jonathan L’Utile Chevallier. Cette dimension recherche est essentielle pour faire changer les choses, car on le sait bien : pas de données, donc en apparence pas de problèmes ! », rappelle le responsable. L’une de ces études est par exemple réalisée en partenariat avec l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et l’ONG Médecins du Monde. Pendant trois mois, des enquêteurs de terrain formés, recrutés parmi les livreurs, auront pour mission de recueillir des données sur l’état de santé et les conditions de vie de leurs collègues.
En participant ainsi à une meilleure connaissance des problématiques rencontrées par les livreurs des plateformes qu’elle accompagne, l’équipe de la Maison des livreurs compte bien peser sur les politiques publiques. Intégrée à des groupes de travail au Sénat, l’association porte notamment un plaidoyer sur les conditions d’accueil, de travail et de vie de dizaines de milliers de personnes migrantes en France. Elle défend l’idée que l’essor des plateformes numériques de livraison repose avant tout sur cette main d'œuvre précaire, désinsérée et donc corvéable.
Un modèle qui inspire d’autres villes
Près de 2 ans après son ouverture, la Maison des livreurs de Bordeaux compte aujourd’hui près de 350 bénéficiaires et plus de 1 000 accompagnements de tous types ont été menés. Un bilan si positif que le modèle inspire au-delà de la Gironde. Des collectivités et des porteurs de projets en France et à l’international (Pérou, Espagne, Etats-Unis, Australie) ont sollicité l’association afin de développer des projets similaires sur leurs territoires. L’équipe a d’ailleurs élaboré un guide d’essaimage pour faciliter les initiatives similaires et propose un accompagnement à la structuration des nouveaux lieux.
En attendant, à Bordeaux, la Maison se doit de voir plus grand. Le local de 70 mètres carrés mis à disposition par la mairie ne suffit plus pour accueillir tous les livreurs de passage. En moyenne 80 par jour.
© Crédit photos : Lahcene ABIB
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