Radicalisation : que peut la philanthropie ?
Sombrement frappée du sceau du terrorisme, l’année 2015 a constitué un tournant dans la prise de conscience collective des phénomènes de radicalisation. Très vite s’est posée la question de la prévention. Récemment, l’assassinat de Samuel Paty, puis l’attentat à la basilique Notre-Dame de Nice nous rappellent à quel point ce sujet reste d’actualité. Dans ce contexte de violence et face à la montée des tensions, que peut la philanthropie ?
Le 11 janvier 2015, après les attentats de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher et de Montrouge, près de quatre millions de personnes sont descendues dans les rues de France pour dire leur émotion et leur attachement aux valeurs républicaines – du jamais vu. Jean-Marie Destrée, délégué général de la Fondation Caritas, se souvient : « Le soir de la manifestation, j’avais le sentiment d’avoir fait mon devoir de citoyen, mais que se passerait-il le lendemain ? C’est ainsi qu’est né le Fonds du 11 janvier, créé avec dix autres fondations et abrité à la Fondation de France. Nous avons décidé de chercher ensemble que faire, pour prévenir cette intolérance croissante dans notre société ».
Éveiller l’esprit critique pour prévenir la violence
Cette réponse collective des fondations a permis de confronter les points de vue, chacune ayant, son analyse et son approche du phénomène. L’idée qui fait alors consensus n’est pas de combattre la radicalisation, mais de la prévenir en développant l’esprit critique des jeunes, et en leur donnant les clefs pour analyser et vérifier des informations et des images que trop souvent ils subissent. Marc Hecker, chercheur à l’Institut français des relations internationales et spécialiste du terrorisme, souligne la complexité de cette mission : « Il faut apprendre aux jeunes à faire le distinguo entre l’esprit critique "positif", qui permet une prise de distance par rapport à certaines sources, et l’esprit critique "négatif", prisé des complotistes qui s’en servent pour remettre en cause, entre autres, certains enseignements de l’école républicaine ».
En cinq ans d’action, le Fonds du 11 janvier a ainsi permis de mettre en œuvre une soixantaine d’initiatives, pour un montant de plus de trois millions d’euros. La plupart se concentre sur le web et les réseaux sociaux. Par exemple le think tank Renaissance numérique propose une plateforme pour aider les internautes à répondre aux commentaires haineux et tenter de pacifier les échanges sur le web. Cartooning for Peace, qui utilise le dessin de presse pour promouvoir la liberté d’expression, met à la disposition des élèves et des enseignants des kits pédagogiques pour nourrir les échanges dans les classes. Citoyenneté possible s’est fixé comme objectif de déconstruire les préjugés et mécanismes qui conduisent à la haine grâce à des formations et ateliers. L’association Les Déclencheurs propose un serious game à des jeunes placés sous protection judiciaire, afin qu’ils apprennent à déjouer les pièges que leur tendent les réseaux sociaux.
Ces quelques exemples d’actions, comme l’ensemble des projets soutenus par le Fonds du 11 janvier, constituent autant de pistes pour renforcer la cohésion sociale. « Avec la clôture du Fonds du 11 janvier, prévu dès sa création pour durer cinq ans, l’enjeu est de développer ce type d’initiatives, et pour cela de trouver d’autres soutiens. Le programme Grandir en cultures de la Fondation de France poursuivra par exemple cette mission d’éducation aux médias et de formation à l’esprit critique », indique Martin Spitz, chargé de projets à la Fondation de France.
Le fonds du 11 janvier, 10 fondations et une entreprise partenaire :
Fondation Alter&Care, Fondation Caritas France, Fondation Daniel et Nina Carasso, Fondation Chanel, Fondation pour la Mémoire de la Shoah, Fondation Financière de l’Echiquier, Fondation de France, Fondation Hippocrène, Fondation SNCF, Thalys.
Écoutez ici les podcasts du Fonds du 11 janvier
La nécessité d’agir durablement
L’élan de générosité qui a fait suite aux attentats de 2015 a permis à la Fondation de France d’accompagner les victimes et leurs proches, à travers le programme Ensemble face au terrorisme, créé fin 2015 : soutien psychologique, assistance juridique, aide à la réinsertion dans la vie sociale… Il est également apparu indispensable d’agir en amont, pour prévenir la montée des extrémismes. « Les experts que nous avons consultés étaient unanimes : il fallait intervenir auprès des 11-15 ans, à l’âge du premier smartphone, de la découverte d’internet et des réseaux sociaux… Un âge qui, si l’on ajoute les perturbations liées à l’adolescence, constitue un terreau fertile pour les discours radicaux », explique Anne Bouvier, responsable Enfance et éducation à la Fondation de France.
Le choix est fait : soutenir des projets éducatifs exigeants, portés par des personnels qualifiés, et qui s’inscrivent dans la durée, car des sujets comme la radicalisation, la laïcité, la liberté d’expression ne sauraient être traités dans l’urgence. Les élèves doivent avoir le temps de comprendre, d’intégrer de nouvelles notions, d’acquérir de nouveaux réflexes. Le temps du débat est nécessaire, chacun doit pouvoir s’exprimer librement sur des sujets souvent sensibles, parfois polémiques.
Le projet porté par la Cinéfabrique est de ce point de vue exemplaire : des étudiants en cinéma accompagnent chaque semaine pendant trois ans des collégiens, qui travaillent autour de trois notions – la rumeur, le complot, l’endoctrinement –, une par an. Et rapidement, la théorie laisse place à la pratique, avec la réalisation de courts-métrages de fiction, une manière très concrète de se confronter aux images, de les manipuler.
Favoriser l’expression et l’ouverture sur le monde
D’autres projets, tout aussi essentiels, incitent les jeunes à faire usage de leur propre liberté d’expression et à s’ouvrir sur le monde. Avec des ateliers de création média et d’écriture menés avec des journalistes, la ZEP (Zone d’expression prioritaire) donne la parole à ceux qui ne l’ont pas. « La parole de ces jeunes est peu ou mal entendue. En les mettant en situation de se raconter, de parler de leurs expériences de vie via des ateliers média animés par des journalistes, notre projet vise à la fois à renforcer leurs compétences et leur esprit critique, mais aussi à rétablir une forme d'équité médiatique. Car il est essentiel de faire entendre la réalité de la jeunesse dans les quartiers populaires », affirme Emmanuel Vaillant, à l’origine du projet.
Pour la Fondation Valentin Ribet, créée en hommage à Valentin, jeune avocat pénaliste qui a perdu la vie au Bataclan, combattre l’obscurantisme passe par la lutte contre l’exclusion et l’illettrisme. Elle soutient par exemple l’association Lire pour en sortir, qui promeut la lecture auprès des personnes détenues : bien plus qu’un passe-temps, la lecture est une arme puissante de compréhension du monde, d’émancipation et de réinsertion.
Tout comme Frédéric Lenoir, de la Fondation Seve, Nicolas Ségal, fondateur de la Fondation Avenir d’enfance, a fait le pari de la philosophie dès le plus jeune âge : « À partir de thématiques variées, les enfants dialoguent, débattent, apprennent à écouter l’autre…. et développent une capacité de réflexion et de discernement essentielle, à mes yeux, pour refuser la violence et l’endoctrinement ».
Autant de témoignages qui illustrent l’engagement de la communauté philanthropique pour prévenir la radicalisation, un engagement appelé à se renforcer.