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Thierry Pech : s’impliquer dans la vie politique n’est plus une option !

25 janvier 2023

illus TPECHThierry Pech est directeur général du think tank Terra Nova. En 2019, il a co-présidé le comité de gouvernance de la Convention citoyenne pour le climat, lancée dans le cadre du Grand débat national. Il revient dans cet entretien sur le rôle de la société civile et de la philanthropie pour faire face aux grands défis de société, et sur la nécessaire revitalisation de la démocratie.

Alors que nous faisons face à des enjeux de société majeurs – polarisation des débats, inégalités croissantes, dérèglement climatique… –, quel rôle la société civile peut-elle jouer pour y répondre ?

Les nombreuses crises que nous vivons poussent un grand nombre de nos concitoyens à s’impliquer dans la vie collective, et cela en dehors du cadre traditionnel des partis politiques et des syndicats. Le nombre exceptionnel d’associations en France en témoigne. Face à des bouleversements de grande ampleur, à des populations plus éduquées et à un espace public plus ouvert, le contrat social entre gouvernants et gouvernés évolue. Il ne peut plus être basé uniquement sur la représentation électorale. Il faut élargir le cercle de la citoyenneté et de la délibération collective et créer les conditions d’une vie publique plus inclusive. L’État l’a compris et les pratiques de délibération citoyenne (jurys citoyens, conférence de consensus, conventions citoyennes) émergent et reconnaissent la valeur et la légitimité de chacun à participer à la conversation démocratique. Elles apportent au citoyen une autre dimension que celle de simple électeur intermittent. Cet espace de discussion, de négociation, de collaboration entre les acteurs publics ou privés est nécessaire et concourt à la définition du vivre ensemble.

La société civile évolue, notamment avec l’émergence des réseaux sociaux.  Elle est très disparate (mouvements sociaux, organisations professionnelles, coopératives, instituts de recherche, associations et fondations…). C’est un champ de force où se côtoient et parfois se confrontent des organisations de nature distincte. L’enjeu est désormais de créer des espaces d’échange entre ces communautés, d’aller chercher celles et ceux qui ne participent pas encore ou trop peu, que ce soit par manque de temps, d’intérêt, de confiance ou de connaissance.

Enfin, ces évolutions concernent aussi les entreprises, qui doivent témoigner de leur engagement et démontrer leur « utilité sociale » au-delà de leur efficacité économique. 

Pourquoi la participation de tous est-elle indispensable ?

Si on prend le sujet de la transition écologique, une des difficultés est d’arriver à avancer sur un chemin de crête entre deux gouffres. Le premier, c'est l'inaction, ou l'action trop lente, car nous avons une génération pour changer radicalement un modèle de développement fondé depuis plus de 150 ans sur l’exploitation de ressources carbonées. Le deuxième, c'est la convulsion sociale, les changements exigés étant susceptibles de faire de nombreux perdants, en particulier chez les plus modestes. Cette transition nécessite de la part de chacun et de chacune d'entre nous des efforts significatifs, et suppose des changements radicaux dans nos modes de vies, qui ne pourront pas toujours se faire dans la douceur et la tranquillité (changer sa voiture, sa chaudière, rénover son logement, changer de régime alimentaire). Il faut donc réussir à avancer vite, mais sans fracturer la société car c'est toute la population qui doit être entraînée dans ce mouvement de transition. Ces enjeux climatiques qui nécessitent de profondes transformations de nos choix quotidiens, de nos façons de produire et de consommer, appellent la construction de larges consensus collectifs que les institutions représentatives traditionnelles peinent à définir seules. La démocratie représentative est fondamentale, mais n'a pas toutes les ressources nécessaires pour paver seule le chemin d'une transition acceptée et généralisée.

La philanthropie traduit justement la volonté d’agir de particuliers et d’entreprises ; que peut-elle faire de plus, ou différemment ?

Dans les crises, par exemple lors de la crise sanitaire, on a vu la valeur ajoutée de la philanthropie.  L’initiative « Tous unis contre le virus »[1] par exemple a été lancée dès le début de la crise et a permis très rapidement de venir en aide aux personnels soignants et de financer des projets de recherche. La philanthropie a cette capacité à agir dans l'urgence comme dans le temps long, à apporter des réponses innovantes et agiles, à faire des choix de financements assumés que la puissance publique ne peut pas faire. Pour répondre aux besoins environnementaux, sanitaires et sociaux, les institutions publiques sont incontestablement les plus légitimes pour agir, mais à certains moments, les fondations, les entreprises et les acteurs de la société civile ont les compétences pour répondre à des situations d'urgence. Encore faut-il que la répartition des rôles entre acteurs publics et privés soit clairement définie. Certains acteurs sont parfois frustrés de ne pas avoir de mandat pour agir, la philanthropie en fait partie mais ce n'est pas la seule.

Comme évoqué dans le rapport de Terra Nova « Quel rôle et quelle place pour la philanthropie dans une démocratie aujourd’hui ? », nous sommes aujourd’hui à une période charnière pour la philanthropie. Les fondations évoluent et s’interrogent sur leur modèle de fonctionnement et notamment sur leur pérennité. Est-ce que cela a du sens de pouvoir faire face demain, après-demain, à des crises importantes alors qu’aujourd'hui la crise est déjà là ? Est-ce que cela a du sens de garder des ressources alors qu’il est urgent de mettre en place des actions immédiates ? L’enquête Ashoka[2] prouve que les acteurs de la philanthropie s’interrogent de plus en plus sur leur mission, leurs modalités d’intervention, la cohérence de leurs actions, leur capacité à changer la donne durablement. Cette montée en puissance d'une approche nouvelle, qui repose sur la collaboration entre les différents acteurs et questionne les pratiques actuelles de la philanthropie est extrêmement intéressante et ouvre des perspectives nouvelles. 

Comment susciter davantage l’engagement, faire en sorte que chacun se sente responsabilisé et prenne sa part à la vie de la cité ? 

Les sociétés occidentales se sont construites sur un modèle de type individualiste où la conception dominante de la liberté était essentiellement négative : la liberté de ne pas être empêché de faire quelque chose, de ne pas être sous le joug d’une domination arbitraire et de jouir pleinement de ses droits individuels, c’est-à-dire la « liberté des Modernes » pour reprendre les catégories classiques de Benjamin Constant[3]. Ce faisant, elles ont peu à peu tourné le dos à la « liberté des Anciens » : celle de participer à la vie publique, à la délibération collective, aux choix sociaux ou politiques, au bien commun. Certes, chaque citoyen est régulièrement invité à choisir ses représentants en exerçant son droit de vote mais, outre que l’abstention ne cesse de progresser, nous nous sommes accommodés du fait qu’il pouvait se retirer de toute forme de participation à la vie de la cité dans les intervalles du suffrage.

Alors que nous recherchons le moyen de construire de plus larges consensus pour affronter les grandes transitions qui nous attendent (écologique, démographique, numérique...), alors que se dessine la nécessité de protéger des biens communs, alors que les liens sociaux et le vivre ensemble sont fragilisés, nous avons besoin de citoyens plus engagés dans la cité. Nous devons les former à l’exercice d’une citoyenneté plus active et leur donner le goût de l’engagement.

Êtes-vous optimiste ? Comment encourager ce goût de l’engagement ?

Plusieurs facteurs me donnent des raisons d’être optimiste. D’une part, les nouvelles générations s’engagent volontiers sur un certain nombre de causes (écologie, égalité hommes-femmes, discrimination, etc.), même si l’examen de ces mobilisations révèle qu’elles concernent avant tout une jeunesse urbaine et diplômée. D’autre part, différentes initiatives ont pavé le chemin d’un renouvellement des dynamiques d’engagement. On songe en particulier au Service civique et au Service national universel. Il sera utile d’en dresser un bilan et d’en tirer les leçons. Peut-être certains de ces dispositifs devront-ils être étendus ou révisés.

Il faut cependant aller plus loin si l’on veut conjurer les forces du désinvestissement et du repli sur soi et construire une citoyenneté active à plus grande échelle. À l’école, dans le champ périscolaire et dans les territoires, de nouvelles initiatives pourraient être prises. Peut-on imaginer un dispositif qui garantirait qu’aucun jeune ne puisse sortir du cycle secondaire sans avoir fait une expérience de l’engagement sur une cause d’intérêt public de son choix ? Peut-on imaginer un apprentissage pratique de la citoyenneté en amont de la majorité civile sur le modèle de ce que proposent aujourd’hui des associations comme la Cité des chances[4] ou l’École de la philanthropie[5] ? Peut-on déployer à l’échelle des territoires ou des entreprises des instruments de démocratie délibérative propres à bâtir de nouveaux consensus sur des projets ou des investissements de long terme ?

De nombreux projets prometteurs sont actuellement développés. Il faut les encourager, les crédibiliser, les accompagner, leur donner une place. C’est à cette promesse d’une citoyenneté continue qu’il s’agit de donner contenu et force.

Tous les points de vue

[1] Cette alliance regroupe la Fondation de France, l’AP-HP et l’Institut Pasteur.

[2] philanthropie-et-changement-systemique-enquete-juin-2021.pdf (fondationdefrance.org)

[3] Benjamin Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », discours prononcé à l’Athénée royal de Paris, 1819.

[4] La Cité des chances promeut et démocratise l’engagement citoyen chez les jeunes de banlieue et des quartiers dits populaires.

[5] L’École de la philanthropie sensibilise les enfants à la philanthropie et à l’empathie, et éveille leur engagement citoyen.