« On vit dans la banalité du mal », par Yann-Arthus Bertrand
Yann Arthus-Bertrand est photographe, réalisateur et militant écologiste. Il a créé en 2009 la Fondation GoodPlanet, dont il est le président, et qui agit en faveur de l’environnement. Des spécificités culturelles de la philanthropie à l’urgence climatique, il nous partage son point de vue.
Quelle est votre vision de la philanthropie ?
Nous vivons dans un pays où l’Etat est par nature philanthrope, il finance les hôpitaux, les universités… Dans les pays anglo-saxons, l’Etat intervient moins, la philanthropie est donc beaucoup plus développée. Aux Etats-Unis, par exemple, je suis toujours étonné de voir des musées ou des hôpitaux porter le nom de grands mécènes.
En France, la philanthropie est moins inscrite dans l’ADN des personnes qui ont beaucoup d’argent. Alors qu’aux Etats-Unis, quand on est riche, c’est presque une tradition de faire de la philanthropie. Quand je vois ce que fait Bill Gates, c’est assez fascinant. En plus, c’est une philanthropie organisée, il ne s’agit pas simplement de donner de l’argent, mais d’agir, de mener des actions concrètes, structurées, ciblées ! Ces philanthropes mettent leur savoir-faire industriel, commercial au service de la philanthropie, et c’est souvent très efficace !
Néanmoins, je sais ce que je dois aux mécènes dans mon pays. Que ce soit pour ma fondation, mes films, je passe beaucoup de temps à chercher des mécènes, à les convaincre de se mobiliser à nos côtés pour faire avancer le monde. Et il y a beaucoup de gens engagés !
Comment la philanthropie peut-elle agir en faveur de la planète, de l’environnement ?
La philanthropie a un travail énorme à faire et pas seulement pour la planète, mais pour sauver la vie sur Terre ! Et elle peut faire un travail formidable ! L’important avant tout, c’est de se dire qu’agir rend heureux ! Etre philanthrope, c’est d’abord être convaincu et imprégné de la valeur de la vie sur Terre. Etre philanthrope, c’est aussi bien accueillir un réfugié chez soi que de donner beaucoup d’argent à une ONG.
Aujourd’hui, notre façon de vivre est destructrice. Il y a une urgence à agir et nous avons tous un devoir, une mission, que l’on soit militant, chauffeur de taxi, architecte ou boulanger… Nous devons tous essayer de faire ce que l’on peut, à notre échelle ! C’est fondamental. Si on veut agir pour l’environnement, il n’y a pas d’autre choix que d’être philanthrope ! Peut-être que certains peuvent faire plus que d’autres mais cela reste un effort collectif. La philanthropie ne consiste pas uniquement à faire un chèque, c’est aider, passer à l’action et je pense que plus on le fait, mieux on se porte !
Nous sommes donc tous philanthropes et chacun de nous a le pouvoir d’agir pour le climat. C’est selon vous l’action citoyenne qui fera bouger les lignes ?
Oui, la philanthropie, ça n’est pas autre chose que l’action, une prise de conscience ! En ce moment, il y a une vraie envie de changement et tout le monde veut s’engager.
Quand je dis aux gens : « réfléchissez à la façon de dépenser moins de carbone ». Les solutions existent ! On peut par exemple arrêter de manger de la viande industrielle, moins utiliser sa voiture, moins prendre l’avion… A chacun de trouver sa façon d’être et de faire mieux. Il ne faut pas toujours demander aux autres de vous dire comment vous devez agir ou de faire à votre place. Chacun d’entre nous a un rôle à jouer.
Le secrétaire général des Nations unies parlait récemment de crise climatique majeure qui est en train d’arriver et les scientifiques affirment que le climat qu’on a eu pendant 20 000 ans est fini à jamais, ça fait un peu réfléchir ! Tout en sachant que les actions que nous mettons en place aujourd’hui n’auront d’effet que dans 10 ans. Mais il faut le faire quand même, sinon nous atteindrons les un ou deux degrés qu’il ne faut pas dépasser, selon les Accords de Paris. Et notre monde deviendra invivable ! Or, nous sommes incohérents puisque nous faisons le contraire de ce que nous devrions faire. Quand j’ai fait mon film Home il y a dix ans, 90 millions de barils de pétrole étaient dépensés chaque jour, aujourd’hui nous en consommons 100 millions ! On le sait pourtant ! Et les énergies renouvelables ne se sont pas substituées aux énergies fossiles, elles se sont additionnées. La conscience est là, beaucoup de gens en parlent mais on reste incohérent !
Ma fondation GoodPlanet œuvre notamment en faveur de l’éducation. A Paris, à travers diverses actions, nous essayons de susciter la prise de conscience. Nous proposons par exemple une école de cuisine responsable, un escape game sur le carbone, nous projetons des films, des conférences. C’est une écologie humaniste que j’essaie de développer.
Vous évoquez l’éducation comme levier d’action, est-ce selon vous l’un des domaines d’action prioritaires pour la philanthropie ?
Il existe plusieurs sortes d’éducation. D’abord, celle des enfants, qui est importante mais pas primordiale. Car l’éducation doit d’abord toucher les gens qui font. On ne peut pas demander aux enfants de faire ce que l’on ne fait pas nous-mêmes.
L’éducation doit être surtout dispensée dans les pays en voie de développement, et notamment auprès des femmes. Dès que les femmes sont éduquées, qu’elles apprennent à lire, qu’elles ont un travail, elles deviennent indépendantes et font moins d’enfants. Aujourd’hui, nous avons un problème de démographie galopante dans certains pays d’Afrique par exemple. Or, c’est l’éducation qui permettra de réduire la démographie.
L’éducation doit être permanente. Je suis par exemple en train de lire le dernier ouvrage de Bill Gates (Climat : comment éviter un désastre) et j’apprends plein de choses ! J’ai beau avoir 75 ans, tous les jours, je m’éduque ! C’est très enrichissant de pouvoir apprendre, partager…
Vous parliez de l’ONU, les grandes puissances mondiales ont dû mal à s’accorder sur les questions environnementales notamment celle du climat. Comment la philanthropie peut-elle agir en parallèle ? Quels sont ses atouts, sa spécificité par rapport à l’action publique ?
Pour obtenir des résultats sur la question du climat, il faut agir vite et librement. Et ça vaut pour d’autres causes. Prenez la question des réfugiés. Les Etats n’arrivent pas à faire grand-chose, ils sont prisonniers de leurs problèmes avec l’Europe, de leurs problèmes de frontières… Le politique ne peut donc pas toujours agir comme il l’aimerait. Car l’argent public appartient à tout le monde, c’est donc très compliqué de se mettre d’accord ! Et c’est là que la philanthropie a un rôle majeur à jouer, car elle peut aller beaucoup plus vite. Elle a une réelle liberté d’action. Une famille de mécènes peut décider seule de ce qu’elle veut faire de son temps, de son argent. C’est ça la force de la philanthropie ! Aux Etats-Unis, de grandes familles se sont lancées dans des projets gigantesques il y a une centaine d’années et elles font toujours un boulot formidable ! Je suis admiratif du travail que réalisent certaines fondations américaines. Et cela s’explique aussi par le fait qu’il est beaucoup plus facile de créer une fondation aux Etats-Unis qu’en France.
En tant que militant écologiste, restez-vous néanmoins optimiste, avez-vous quelques grandes ou petites satisfactions ?
Quand je vois l’état du monde, je ne peux pas dire que je suis très satisfait. Et pourtant nous, les écologistes, nous nous sommes investis, nous avons fait énormément de choses, mais on est encore loin du résultat ! Je m’intéresse à l’écologie depuis que j’ai 20 ans ! A 30 ans, je suis parti étudier les lions, on parlait à l’époque de protéger les éléphants, les rhinocéros, d’empêcher la déforestation… Or, aujourd’hui l’espèce à protéger, c’est la nôtre ! On parle quand même de 6e extinction !
Peut-être que nous, les écolos, nous n’avons pas été assez radicaux. C’est pour ça d’ailleurs que je suis assez admiratif de la petite Greta Thunberg. Elle est très radicale et a bien compris ce qu’il fallait faire. On vit dans la banalité du mal, on prend la voiture, l’avion, on mange de la viande industrielle… considérant que ce n’est pas grave. Alors qu’elle, elle a décidé de ne plus le faire et c’est elle qui a raison en fin de compte. Elle nous montre une voie très radicale, qui nous fait un peu peur. Greta a un côté très dérangeant, quand elle parle, elle souffre, elle dérange tout le monde car elle est assez agressive. Mais c’est normal qu’elle ait cette colère en elle. Vous vous imaginez ce que c’est d’avoir 20 ans aujourd’hui !
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