« Nous sommes tous le problème, mais nous sommes aussi tous la solution »
Première femme à avoir réalisé un tour du monde à la voile en solitaire en 1991, écrivaine et présidente d’honneur du Fonds mondial pour la nature (WWF), Isabelle Autissier nous livre ici son point de vue sur la philanthropie et ses atouts pour agir en faveur de l’environnement.
Quels sont les atouts de la philanthropie pour agir ?
Ils sont multiples ! Les associations et les fondations sont spécialisées. Elles connaissent donc très bien les problèmes et ce qu’il faut faire. Elles sont au plus proche des gens et des solutions. Elles sont aussi plus réactives que l’administration publique qui va faire remonter les problèmes, émettre des recommandations. Puis il faudra faire voter des lois à l’Assemblée nationale et ça prendra un an et demi, et puis il faudra encore attendre deux ans pour avoir un décret, puis encore six mois pour que ça redescende au niveau des préfets et encore six mois pour que ce soit exécuté !
Les associations et les fondations, elles, sont beaucoup plus agiles. Elles détectent les signaux faibles, elles sont en alerte permanente sur les problèmes qu’elles traitent. Enfin, dans la majorité des cas, les associations et fondations ont la taille d’une petite PME et non d’une multinationale. Elles peuvent donc plus facilement travailler, évoluer et agir !
Sur la question climatique, comment la philanthropie peut-elle s’engager durablement et en profondeur ?
La philanthropie agit en profondeur à plein de niveaux. Elle peut être force de proposition sur la fabrique de la loi, que ce soit au niveau français ou européen. Et quand une loi est votée, elle a une action sur le long terme. Elle peut aussi agir au niveau des entreprises. Par exemple, au WWF, nous travaillons avec des grands groupes pour leur faire modifier leur mode de production et de consommation, pour qu’ils baissent leur empreinte carbone. Là aussi, il s’agit bien d’une stratégie à long terme. La philanthropie induit de nouvelles façons de faire, des modifications sur les chaines de valeurs, sur les produits qui sont proposés aux consommateurs. Elle agit ainsi en profondeur.
Elle va aussi investir la question de la mobilisation et de l’éducation, à travers des campagnes de sensibilisation, à travers la communication pour informer les citoyens. Elle va favoriser des programmes d’actions sur le terrain. Par exemple, de sauvegarde d’espèces, de protection d’aires marines… et ces programmes ne peuvent être envisagés que sur la durée. Il y a quelques années, nous avions lancé un programme de sauvegarde du tigre. L’objectif était de doubler le nombre de tigres avec un plan d’action au minimum sur 8 ou 9 ans. Dans plusieurs pays, le programme fonctionne bien : le nombre de tigres augmente, la cohabitation entre les hommes et les tigres se passe bien… Cette campagne va se poursuivre et s’étaler encore sur 15 ou 20 ans. Les questions environnementales ne peuvent être prises que sur le long terme. La réduction des effets de serre ne se fera pas en un claquement de doigts ! C’est ça, la force de la philanthropie !
Mais les enjeux environnementaux sont si nombreux… n’êtes-vous pas parfois tentée de vous dire qu’il s’agit d’une goutte d’eau dans l’océan ?
Concernant les espèces à protéger, il y a ce qu’on appelle les « espèces parapluies ». C’est une stratégie qu’appliquent toutes les organisations environnementales qui travaillent sur la faune et la flore. Quand vous parlez aux citoyens, aux donateurs, de protéger telle espèce de fourmis, ils seront a priori peu intéressés. En revanche, quand vous lancez une campagne de sauvegarde du tigre ou de l’éléphant, là vous captez immédiatement l’attention du public. Or, pour protéger le tigre ou l’éléphant, il faut en premier lieu préserver leur milieu naturel. Et en protégeant leur lieu de vie, vous protégez des dizaines de milliers d’autres espèces en même temps, donc vous avez une action positive globale sur la faune et la flore. Le tigre et l’éléphant sont les parapluies des insectes. Idem dans les océans, en protégeant les loutres, vous agissez sur les anémones de mer et des milliers de poissons…
Comment mobiliser davantage les citoyens pour réussir les transitions vers un monde plus respectueux de l’environnement ?
Nous sommes tous le problème, mais nous sommes aussi tous la solution. Si nous n’avions pas cette frénésie de consommation, nous irions beaucoup mieux. Chaque citoyen a une forme de responsabilité mais il ne faut pas pour autant le culpabiliser. Les États et les entreprises doivent prendre leur part de responsabilité, qui est énorme.
L’avantage des citoyens, du moins dans les démocraties, c’est qu’ils ont entre leurs mains deux cartes à jouer : la carte de crédit et la carte d’électeur. Quand les citoyens commencent à changer leur façon de faire, comme par miracle, les entreprises se mettent aussi à évoluer… Quand les consommateurs changent leurs pratiques, les entreprises suivent. Prenons l’exemple du bio dans les grandes surfaces : les citoyens ont considéré que c’était meilleur pour leur santé de manger bio, du coup les entreprises se sont dit qu’elles avaient un marché à prendre et tant mieux ! Et aujourd’hui, le bio est présent dans les cantines, parce que l’État lui-même a suivi. C’est un exemple criant de l’influence que peut avoir le comportement individuel des citoyens. Ces derniers n’ont pas le pouvoir de tout influencer. Le prix du carbone par exemple est fixé par l’État. Il en va de même pour les infrastructures : si l’État n’investit pas dans les chemins de fer, les citoyens ne pourront pas prendre le train et prendront leur voiture... Néanmoins l’engagement citoyen est un formidable levier de changement.
Si les citoyens ont cette capacité à agir et à influencer, la philanthropie doit-elle investir davantage dans l’éducation des jeunes générations en matière d’environnementnotamment ?
Bien sûr que la philanthropie doit continuer à investir dans l’éducation et la formation des jeunes générations. Mais nous n’avons plus le temps d’attendre que nos enfants soient à la manette du monde dans 10 ans. Aujourd’hui, les enfants portent la voix de l’inquiétude environnementale au sein des familles. Ils disent à leurs parents « Qu’êtes-vous en train de faire ? Quel monde êtes-vous en train de me laisser à moi votre enfant ». De ce point de vue-là, les jeunes générations sont plutôt efficaces !
Vous-mêmes êtes très engagée, et ce, depuis longtemps, d’où vous vient cette envie d’agir ?
Je suis avant tout une scientifique. Donc le dérèglement climatique, ce n’est pas quelque chose auquel je crois ou je ne crois pas. Je ne suis pas dans la croyance, mais j’ai appris à l’école les mécanismes de la nature et à comprendre que nous étions faits sur un socle de physique, de chimie et de biologie. Je suis quelqu’un de la réalité, de la matérialité et des chiffres, et non des théories fumeuses. J’ai commencé à travailler avec des marins pêcheurs en tant qu’ingénieure. On étudiait des populations de poissons et on voyait déjà qu’on était dans la surpêche, par rapport au nombre de poissons dans la mer. On alertait les pouvoirs publics, les organisations de pêche. On avait beau dire « Attention, on va diviser la flotte française par deux », on nous traitait d’écolos ! Or, c’est exactement ce qui s’est passé. On l’a même divisée par dix. On a mis des générations de gens au chômage, on a détruit les bateaux, on a fait mourir des villages entiers qui vivaient de la pêche. Nous ne sommes pas une espèce qui peut s’affranchir de la planète. Nous avons un socle de base qui est la nature et à partir de cette nature, si elle est en bonne santé et à peu près stable, alors l’homme peut vivre et commencer à s’organiser en société.
Vous êtes ingénieure agronome, navigatrice, écrivaine, présidente d’honneur du WWF…, vous êtes un modèle pour de nombreuses femmes, considérez-vous que la question de genre et la lutte contre les inégalités hommes/femmes est une cause majeure de notre siècle ?
Oui, même si en réalité, c’est un combat qui dure depuis quelques millénaires. Je vois deux combats primordiaux aujourd’hui, l’un est absolument vital, c’est celui de l’environnement. Car on ne peut pas faire du féminisme si on ne mange pas, si on ne boit pas et si on ne respire pas. Quant à la question des inégalités hommes/femmes, disons qu’elle commence à arriver à maturité. Mais au-delà de ce combat, c’est celui des droits humains qui doit rester aujourd’hui au centre des préoccupations. Il est d’ailleurs très lié à la cause environnementale. Des militants de l’environnement sont parfois assassinés parce qu’ils dérangent. Tout se croise, les atteintes aux droits humains sont souvent des atteintes au droit de l’environnement.
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