Nada Al-Nashif : « La philanthropie peut être à l'avant-garde des droits humains. »
Haut-Commissaire adjointe des Nations Unies aux droits de l’homme, Nada Al-Nashif évoque le rôle essentiel que peut avoir la philanthropie dans la défense des droits humains.
À votre avis, comment la philanthropie peut-elle aider à résoudre les grands problèmes actuels de nos sociétés ?
La philanthropie constitue une source importante d'investissements, d'innovation et de développement, autant d’éléments qui peuvent aider à résoudre des problèmes majeurs de nos sociétés. L'ampleur et la complexité de ces enjeux imposent la création d’alliances inédites impliquant tous les acteurs concernés, notamment les défenseurs des droits humains.
Par exemple, nous savons tous que la triple crise planétaire du changement climatique, de la perte de biodiversité et de la pollution fait échec à l’exercice effectif de nombreux droits humains, tout particulièrement chez les populations qui ont le moins contribué à cette crise. Nous constatons également un autre décalage manifeste. En effet, bien que les États et les entreprises soient censés intégrer l'action environnementale dans leurs stratégies et activités, les mesures visant à répondre à ces crises interdépendantes n’impliquent pas de transformation radicale dans le champ des droits humains, notamment le droit à un environnement propre, sain et durable.
Pour aller de l'avant et anticiper les défis futurs, il importe de reconnaître que les droits humains sont constituants et porteurs d’action. Forte des liens étroits qu’elle noue avec ses bénéficiaires et de son accès à des interlocuteurs influents à tous les niveaux, la philanthropie peut être à l'avant-garde de la défense des droits humains, fédérer dans une analyse systématique des évolutions positives en la matière, faire rayonner son influence et être garante des résultats sur le terrain.
Dans certains cas, la philanthropie et les droits humains ont avancé sur des voies parallèles, sans jamais se croiser. Il est temps de bâtir des passerelles. Car, unis par une coopération et une solidarité renforcées, nous sommes plus forts et plus résistants aux chocs extérieurs.
Vous travaillez sur les droits humains, au sens large du terme. Quelles principales difficultés rencontrez-vous et aimeriez-vous communiquer au monde de la philanthropie ?
Il y a trois ans, en février 2020, je venais de prendre mes fonctions actuelles, alors que la pandémie de COVID-19 éclatait. Depuis lors, nous sommes face à des crises inédites et aggravées par un mépris chronique des droits humains, comme en témoignent les violations flagrantes et systématiques des droits humains dans de nombreuses régions du monde. La polarisation et les clivages croissants mettent en péril le multilatéralisme et les engagements en faveur de l'universalité et de l'indivisibilité des droits. Comme les projecteurs sont braqués sur des droits particuliers, d’autres passent à la trappe. Nous constatons des effets d’angle mort sur certaines questions. Par ailleurs, l’attention médiatique est extrêmement volatile, phénomène qui a été encore exacerbé par la guerre en Ukraine. Ainsi, des crises plus anciennes comme celles du Yémen, de la Syrie ou d’Haïti semblent avoir été oubliées.
Il est particulièrement difficile de réaliser des avancées lorsque l’idée même des droits humains est mise en cause. L'échelle et l'efficacité de nos actions sont des cibles fuyantes. Nous nous sentons responsables de porter une voix indépendante en faveur des droits humains, au service de tous et partout dans le monde – il est donc essentiel de continuer à soutenir des politiques et des lois conformes aux droits humains. L'aide aux victimes et la reddition de compte des auteurs de violations des droits humains et de sévices représentent un autre axe de notre travail qui produit des résultats tangibles. Toutefois, nous savons que nous devons aller plus loin.
Parallèlement au processus d'examen et de planification organisationnels que nous avons engagé, nous analysons l'impact global et le plan directeur de l'architecture des droits humains des Nations Unies, en particulier au niveau des pays. Un de nos axes prioritaires est de travailler de manière plus systématique et stratégique avec des partenaires tels que les acteurs de la philanthropie du monde entier, afin de nous rapprocher de nos objectifs communs, défendre les solutions que les droits humains peuvent apporter à nos processus décisionnels, et les concrétiser.
En ce qui concerne les droits humains, que peut faire la philanthropie pour les défendre plus efficacement ?
Des incidences de l'intelligence artificielle aux effets délétères du changement climatique, les réponses que nous apportons à la crise des droits humains s’adaptent à l’évolution du monde. Cela nécessite un changement fondamental de paradigme dans la philanthropie. La question de départ est la suivante : Comment mesurer le coût de l'inaction ? La prévention devrait figurer comme élément transversal dans les actions des bailleurs de fonds. Nous devons être en mesure de nous engager davantage en amont et plus stratégiquement pour faire face au risque d’atteintes des droits humains avant que des vies humaines n’en souffrent.
L’analyse des droits humains constitue un outil d'alerte précoce qui peut permettre une prévention efficace. J’en veux pour preuve nos rapports sur le Sénégal, l'Ukraine et le Myanmar, entre autres pays. Les solutions fondées sur les droits humains offrent également des solutions à l’épreuve du temps, axées sur les besoins des personnes, en les impliquant dans la conception d’approches novatrices.
Trop souvent, nous constatons que les investissements génèrent des avancées à court terme, mais ne parviennent pas à jeter les bases d'un changement durable, une fois les projets arrivés à terme. En réalité, des droits humains mieux respectés, en faveur des populations comme de la planète, exigent un engagement dans le temps. Sur la base des données empiriques, nous sommes amenés à croire que si certaines avancées ont été enregistrées, les subventions de projets de défense des droits humains ne représentent que 2 à 8 % des financements totaux des structures philanthropiques chaque année.
La mobilisation sociale qui est un véritable moteur des avancées en matière de droits humains est notablement sous-financée. Alors que nous repensons nos méthodes de financement et d'investissement, les acteurs de la philanthropie ont véritablement l'occasion de transformer les rapports de force au profit des plus vulnérables, grâce à leur agilité et leur réactivité. Ils sont également en mesure de co-concevoir des solutions suffisamment souples et résilientes pour juguler des crises soudaines, le rétrécissement progressif de l'espace civique, et d'autres involutions qui menacent des acquis gagnés de haute lutte.
En 2023, nous célébrons le 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'Homme. Cette date nous rappelle que les droits humains ne sont pas négociables. Nous nous réjouissons à l’idée de voir les acteurs philanthropiques s’investir dans la reconquête de ces droits qui doivent former le socle des solutions à nos enjeux communs.
Dans quels domaines pensez-vous que l'intervention de la philanthropie est la plus pertinente, et quels sont ses atouts pour faire advenir des transformations systémiques ?
J'ai suivi avec beaucoup d'intérêt les nouvelles approches des structures philanthropiques en matière d’octroi de financements, de plaidoyer et de transformation organisationnelle. L’utilisation agile qu’elles font du capital pour engager des changements sociaux constitue un atout indéniable. Les mouvements sociaux qui agissent dans le monde entier ─ Black Lives Matter, #MeToo, Fridays for Future, les manifestations pour les droits des femmes ─ prennent tous racine dans les trois piliers du droit international des droits humains, à savoir : l'égalité, la dignité et la justice. Ils représentent le langage commun des droits humains et doivent être enrichis.
Dans de nombreux domaines, la philanthropie change déjà la donne. Elle peut désormais rehausser son ambition grâce à l'intersectionnalité et à une approche fondée sur les droits humains. La technologie en est un exemple frappant. Grâce aux alliances stratégiques formées avec des entreprises de technologie, la philanthropie peut exploiter avec souplesse les dernières avancées et, en s’enrichissant d’une compréhension plus fine des enjeux et des possibilités présentes dans différents champs des droits humains, mieux prédire leurs applications.
Je crois aussi fermement à la responsabilité du monde de la philanthropie qui se doit d'outiller la prochaine génération de défenseurs des droits humains et de philanthropes, en leur fournissant les ressources, les réseaux et les connaissances dont ils ont besoin pour mener à bien leurs missions. Nous ne pouvons pas aspirer à un changement systématique des droits humains sans instaurer la confiance à l’égard des jeunes et en apportant notre concours aux causes qu'ils défendent. Ils seront les gardiens d'un consensus mondial sur les droits humains qui aidera à fédérer l'humanité face à des problématiques graves.