Une histoire de la philanthropie américaine au féminin
Kathleen D. McCarthy est professeur d’histoire et directrice du Centre sur la philanthropie et la société civile de l’Université de New York. Elle travaille actuellement sur un ouvrage consacré aux femmes, au pouvoir et à l’argent, du premier au second âge d’or. Elle revient ici sur l’engagement des femmes en philanthropie.
Depuis quand les femmes sont-elles engagées en philanthropie ?
Les femmes occupent depuis longtemps une place dans la philanthropie. Cela remonte aux années 1790 aux États-Unis, et même avant en France. La France était bien plus en avance que les États-Unis au début du XIXe siècle. Les femmes qui dirigeaient les sociétés de charité maternelle en France, par exemple, qui venaient en aide aux enfants et permettaient aux femmes pauvres de garder leur bébé, ont conjugué leur action de bénévolat et de collecte de fonds avec des subventions publiques. En cela, elles ont directement contribué à façonner certaines politiques pro-natalistes du pays. Il aura fallu un siècle de plus aux femmes américaines pour développer ce type de partenariat avec le gouvernement.
Quelles étaient alors les spécificités de l’engagement des femmes ?
Au XIXe siècle, en France comme aux États-Unis, l'action des femmes reposait sur le bénévolat plutôt que sur l'argent. Elles collectaient des fonds, créaient et dirigeaient les organisations, notamment en faveur des femmes et des enfants. Aux États-Unis, elles ont également joué un rôle très important dans la lutte contre l'esclavage, le mouvement de tempérance puis plus tard, pour le droit de vote des femmes. Étrangement, les femmes françaises n'étaient pas aussi impliquées dans ces domaines.
À travers leur engagement bénévole dans les mouvements pour les droits civiques, les femmes américaines ont fait modifier trois fois la Constitution avant d'obtenir le droit de vote en 1920, ce qui montre leur réel pouvoir d'agir. Au-delà des réformes qu’il a permises, le bénévolat avait une valeur financière et constituait une économie basée sur le temps.
Qu’entendez-vous par « économie basée sur le temps » ?
L'idée est de prendre en compte la valeur économique du bénévolat pour déterminer ce qu'il en coûterait de remplacer les bénévoles. À titre d'exemple, la coalition Independant Sector a attribué une valeur monétaire au temps consacré au bénévolat aux États-Unis aujourd'hui, en utilisant un taux horaire faible équivalent à deux fois le salaire minimum. Même avec un taux aussi faible, le temps consacré au bénévolat équivaut à près de la moitié de l'ensemble des fonds qui sont alloués aux États-Unis. C’est l'une des raisons pour lesquelles les sociétés de charité maternelle de France ont obtenu des subventions gouvernementales : elles faisaient baisser le coût de la prise en charge des soins néonataux et infantiles.
Ce don de temps était-il spécifique à l’action des femmes ?
Oui c’était caractéristique de leur engagement. Avec l’apparition de méga-donateurs comme Andrew Carnegie et John D. Rockefeller, dans les années 1870-1910 – période considérée comme le premier âge d’or – la philanthropie a changé. Ces donateurs ont utilisé les modèles de l'entrepreneuriat pour créer des institutions centralisées, notamment des fondations, des universités, de grands musées et instituts de recherche dans le domaine médical et en sciences sociales. Contrairement aux organisations fondées par les femmes, ces institutions étaient hiérarchiques et bureaucratiques. Les femmes les plus riches de cette époque ont donné beaucoup moins, parce qu'elles étaient assujetties à des trusts et à des administrateurs récalcitrants. Elles étaient financièrement très vulnérables et ne pouvaient pas exercer leur philanthropie sous une forme monétaire.
À quel moment cela a-t-il changé ?
Cela a changé au début du XXe siècle, lorsque quelques femmes ont hérité de fortunes plus conséquentes. Néanmoins, les sommes en jeu demeuraient bien inférieures à celles engagées par les hommes philanthropes. Elles n'ont pas créé de fondations ni d'instituts de recherche, mais elles ont influé sur un certain nombre de sous-domaines. Olivia Sage, par exemple, a probablement hérité de la plus grande fortune de cette période. Veuve d'un financier, elle n'avait pas d'enfant et lorsque son mari est mort en 1906, il lui a laissé une fortune de 75 millions de dollars. Elle a alors déclaré : « J'ai 77 ans et je viens de commencer ma vie ». Gommant son propre nom, elle a créé la Fondation Russell Sage, même si son mari détestait ses activités de bienfaisance. Elle a joué un rôle très important dans le domaine de la recherche en sciences sociales ainsi que pour la professionnalisation des travailleurs sociaux.
L’action des femmes était-elle toujours orientée vers le social ?
Non, les femmes ont aussi joué un rôle crucial pour le développement de l'art moderne et elles ont contribué à faire des États-Unis un centre international des arts. Ainsi, ce sont trois femmes qui en 1929 ont fondé le MoMA, le musée d'art moderne de New York. Elles ont également ouvert la voie à l'art populaire et à l'art américain, ont importé l'impressionnisme aux États-Unis et elles ont répandu le concept des maisons-musées.
Où en est-on aujourd’hui ?
Depuis les années 1980, les États-Unis connaissent leur second âge d’or, avec la première génération de milliardaires du pays. Par exemple Steve Jobs, qui a fondé Apple, et sa veuve Laurene, qui s'est engagée dans la philanthropie à grande échelle à travers Emerson Collective.
Les femmes ont désormais une relation à l'argent très différente de celle de leurs mères, de leurs grands-mères et de leurs arrière-grands-mères qui ont vécu le premier âge d'or. Beaucoup d'entre elles ont exercé un travail rémunéré. Ces femmes héritent aussi des biens de leurs parents et de leur mari. Et puisque les femmes continuent de vivre plus longtemps que leur mari, beaucoup des plus grandes fortunes actuelles finiront sous leur contrôle. Elles sont également devenues plus avisées pour négocier les contrats de mariage, et sont donc dans une bien meilleure position financière.
Ont-elles désormais une place équivalente à celle des hommes ?
Non ce n’est pas encore le cas. Il est par exemple souvent admis que The Giving Pledge, qui rassemble des milliardaires s’engageant à donner au moins la moitié de leur fortune, a été fondé par Warren Buffett et Bill Gates. Or Melinda Gates a pleinement pris part à sa création. C’est l'une des personnes les plus riches du monde et pourtant, elle dit ses difficultés à être visible aux côtés de son mari qui, selon elle, a une voix qui porte. La couverture médiatique des initiatives philanthropiques portées par les femmes reste beaucoup plus mince que les informations qui concernent les dons de Mark Zuckerberg ou Warren Buffett par exemple.
Y a-t-il une philanthropie féminine ?
Plus de 100 membres du Giving Pledge sont des femmes. Alors qu'une partie des membres les plus anciennes donnent aux institutions qui portent le nom de leur mari, beaucoup de jeunes donatrices essaient de s'attaquer à des problèmes plus globaux, comme la réduction de la pauvreté ou la recherche contre le cancer. Melinda Gates par exemple concentre son action autour des besoins des femmes. Quant à MacKenzie Scott, elle a déjà donné 1,7 milliard de dollars pour la lutte contre le changement climatique, les questions raciales, les actions en faveur des LGBT et la santé. Toutes deux viennent d'injecter 40 millions de dollars dans une campagne intitulée « Equality Can't Wait Challenge », pour l’égalité hommes-femmes dans la sphère politique, le secteur des nouvelles technologies mais aussi au sein de la famille.
La question aujourd’hui est de savoir si la voix des femmes philanthropes sera entendue.
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