« La démocratie a besoin de médias indépendants. La philanthropie peut y contribuer. » - Gilles Marchand
Spécialiste reconnu des médias, Gilles Marchand est directeur général de la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SRG SSR). Cet article, publié dans le magazine Alliance (juin 2024) et traduit de l’anglais, fait suite à son intervention en avril dernier au séminaire de l’Académie européenne de philanthropie stratégique, coorganisé par le Centre en Philanthropie de Genève et la Fondation de France.
Pour être en bonne santé, un régime démocratique a besoin, entre autres priorités (comme l’éducation notamment), de s’appuyer sur un système médiatique qui fonctionne correctement.
Partout dans le monde, le débat politique et civique devient de plus en plus tendu, sensible et agressif. Cette situation, liée au contexte socio-politique, économique et géopolitique actuel, est aggravée par l’impact croissant des réseaux sociaux et des nouvelles attitudes qu’ils provoquent, mais aussi par les difficultés majeures que connaît le secteur des médias.
Les modèles économiques publics et privés sont en crise. Les médias n’ont plus les moyens d’assurer leur rôle clé dans le processus démocratique : expliquer, vérifier et débattre. C'est pourquoi la philanthropie peut et doit apporter urgemment des solutions pour permettre aux médias de continuer à faire vivre le débat public.
Le bon fonctionnement du système médiatique repose sur 3 aspects clés :
- Proposer une information objective, fiable et accessible à l’ensemble de la population, permettant de se forger sa propre opinion sur les grands enjeux de société. Cela nécessite des journalistes bien formés qui aient le temps d’approfondir les sujets. Il est également essentiel que les différents points de vue et les différents médias soient faciles d’accès et fonctionnent de manière indépendante, loin de toute pression politique ou commerciale.
- Garantir des espaces de débat public où les points de vue et les attentes de la population s’expriment librement, dans le respect des différences. Cela implique que les médias soient capables d’organiser ce type de débats, de les modérer et de les valoriser pour nourrir l’information. Cela exige aussi l’absence de freins technologiques ou financiers pour accéder à ces espaces de dialogue.
- Produire des contenus socioculturels (arts de la scène, musique, films, expositions, etc.) qui reflètent la diversité et les réalités de la société, favorisant à la fois un sentiment d’identité commune et de coexistence des différences (destin partagé). Cela nécessite une expertise professionnelle en production (prise de son, montage, etc.) et une capacité de diffusion à grande échelle.
Ces aspects clés permettant aux médias de contribuer au processus démocratique ont tous trois besoin de financements adéquats et durables. Pourtant, le financement des médias est défaillant, à la fois pour les médias privés et publics, audiovisuels et écrits.
Le modèle économique des médias privés sous pression
L’arrêt de la publication de certains journaux, la réduction significative de leur nombre de pages ou encore leur acquisition par des groupes appartenant à d’autres secteurs d’activité sont des phénomènes fréquents.
Deux causes principales en sont à l’origine. La première est la baisse accrue des revenus publicitaires causée par la concurrence numérique et la fragmentation de l’audience, ainsi que par les nouvelles pratiques de plan médias. Vendre du contenu payant (abonnements ou exemplaires uniques) est un vrai défi alors que la culture du contenu gratuit se répand avec le développement du marketing de données. Alors que le public dépense facilement pour l’accès au numérique, il hésite beaucoup plus à financer des contenus.
Le modèle économique de la radiodiffusion privée est tout aussi difficile, du moins pour les acteurs qui ne disposent pas d’une masse critique suffisamment importante. La forte augmentation des droits, en particulier des droits sportifs, joue un rôle majeur dans ce phénomène.
Une vulnérabilité du financement public
Aujourd’hui, la plupart des médias de service public sont également sous pression en ce qui concerne la définition de leur mission (champ d’application réduit) et les ressources octroyées. Parmi les principales raisons de ce phénomène, on trouve la pression importante des médias privés qui luttent et cherchent à affaiblir le secteur public (publicité, développement numérique), et tentent de capter une partie des budgets publics en prétendant offrir également une forme de service public.
La pression politique joue également un rôle. La culture politique a évolué sous l’influence des réseaux sociaux vers l’impatience et l’intolérance, privilégiant le reportage sur le vif. Le journalisme d’investigation et critique est jugé de moins en moins légitime, et une partie des médias est contournée par exemple par les politiques qui préfèrent contrôler leur image directement via les réseaux sociaux.
L’acceptation de moins en moins fréquente de payer les redevances directes est une autre raison du déclin des médias de qualité. Alors que la population trouve de plus en plus injuste de financer des médias qu’elle ne consomme pas pleinement ou suffisamment, et qu’une partie importante semble rejeter les informations qui ne confirment pas son point de vue, de plus en plus de contribuables expriment leur mépris pour le financement public.
La crise dans ces deux sources historiques de financement des médias est profonde et irréversible, exacerbée dans les petits pays qui n’ont pas la taille nécessaire pour supporter leurs coûts (marché commercial ou ventes de contenus ; redevance moyenne de service public plus élevée avec moins de ménages en raison d’une part importante des coûts fixes). Cette situation précaire risque de s’aggraver avec la perturbation de l’ensemble de la chaîne de valeur de l’écosystème médiatique par l’intelligence artificielle (concept-design-distribution).
Une troisième voie indispensable
Dans ce contexte, et compte tenu de la nécessité pour la démocratie de disposer de médias de qualité, une alternative doit être recherchée. C’est là que l’approche philanthropique entre en jeu. Les acteurs potentiels sont les fondations, les particuliers, les family offices, les entreprises (RSE), les collectivités locales, etc.
Deux logiques légitimes se dégagent. La première est celle d’acteurs souhaitant s’investir dans les médias pour contribuer au bon fonctionnement de la société démocratique. Ils soutiennent alors le trio information fiable, espace de débat public, production socio-culturelle. La seconde est celle d’acteurs souhaitant clairement promouvoir un point de vue idéologique (ou commercial).
Dans la première logique, les soutiens philanthropiques doivent prouver qu’ils n’ont aucune intention cachée et assurer la légitimité de leurs actions. Cela suppose de s'appuyer sur une charte professionnelle et transparente, d'exercer un contrôle rigoureux et de réunir une documentation efficace permettant de faire le point sur les expériences et d'en tirer des enseignements.
C’est précisément l’objectif de l’initiative « Médias-Bien commun-Philanthropie », un projet qui sera développé au sein du Centre de philanthropie de Genève (GCP), à l’Université de Genève. Le GCP aura ainsi pour mission d’examiner les relations entre « médias » et « bien commun » (typologies et critères) afin de concevoir une nouvelle charte de l’engagement philanthropique dans le secteur des médias.