« Nous vivons dans un espace public qui se rétrécit », entretien avec Serge Paugam
Serge Paugam est un sociologue français. Il est directeur de recherche au CNRS, directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales et directeur du Centre Maurice Halbwachs (CNRS/EHESS/ENS). Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la pauvreté et la précarité, tant en France qu'à l'étranger.
Quel est le premier résultat qui vous a interpellé à la lecture du 10e rapport de la Fondation de France sur l’isolement et la solitude ?
C’est le premier chiffre qui est important et frappant. Cette augmentation considérable des personnes en situation d’isolement relationnel, on est passé de 9 à 14 % en 10 ans, soit 7 millions de personnes seules en 2020, est un phénomène à prendre au sérieux. Les résultats montrent qu’il existe de fortes inégalités selon les milieux sociaux. C’est bien sûr toujours les personnes des milieux populaires et ouvriers qui sont davantage en situation d’isolement relationnel, on constate plus souvent une rupture avec les membres de leur famille, une moindre participation à la vie associative. Cependant, on se rend compte qu’il y a une augmentation dans toutes les catégories de la population. Donc il faut prendre ce constat comme un symptôme d’une société plus éclatée, qui peine à faire communauté, et qu’il faut analyser sociologiquement.
Quelles sont, selon vous, les causes profondes de ce constat ?
Le rapport donne des explications. Tout d’abord, c’est à mettre en relation avec la crise économique et la crise sociale. Plus précisément, il s’agit d’une crise de la société salariale qui dure depuis plusieurs décennies maintenant : on constate un affaiblissement des collectifs, notamment des collectifs de travail qui offraient, à travers les conventions collectives et les droits économiques et sociaux, un socle de protection aux individus, garantissant ainsi un modèle d’intégration sociale. L’effritement de ces collectifs depuis quelques années est une explication plausible de l’augmentation de l’isolement relationnel. Une autre explication, et le rapport le montre bien également, c’est la défiance envers autrui qui a aussi augmenté. De nombreux individus évoluent dans un climat de peur, d’insécurité, dans un climat où l’espace public se rétrécit d’une certaine façon, pas seulement dans les campagnes ou les petites villes, mais à l’échelle de la société tout entière. Ce climat de défiance envers autrui s’accompagne d’une défiance plus grande envers les institutions.
A ce propos, comment expliquer cette crise de confiance généralisée au sein de la population française et surtout ces effets sur l’isolement relationnel ?
De mon point de vue, c’est aussi à mettre en relation avec la crise du modèle d’intégration sociale en France, qui était fondé sur un modèle de salariat stable et d’une confiance dans les institutions. La société apparaît plus incertaine dans sa capacité à protéger l’ensemble de la population et notamment les catégories les plus modestes, qui vivent dans l’insécurité sociale et qui sont plus défiantes à l’égard de l’état et des institutions en général. Les jeunes en particulier sont les premières victimes de ce monde qui n’offre plus les garanties d’autrefois. Les chiffres sont impressionnants. Alors que les jeunes ont des réseaux de sociabilité amicale qui traditionnellement sont plus élevés que les seniors, on voit que leur isolement relationnel augmente fortement.
L’étude montre également que les individus ont tendance à se recentrer sur les réseaux familiaux, comment expliquez-vous ce phénomène ?
Oui, le réseau familial semble se maintenir, voire progresser en 10 ans. Pour comprendre, il est important d’abord de distinguer les quatre types de liens sociaux : le lien de filiation, qui fait référence généralement à l’environnement familial ; le lien de participation élective, qui renvoie à la socialisation extra-familiale, les amis, le voisinage par exemple ; le lien de participation organique, c’est-à-dire l’exercice d’une fonction déterminée dans l’organisation du travail et le lien de citoyenneté, qui est fondé le principe d’égalité et qui implique l’attachement à une nation. Le constant du maintien du réseau familial, c’est comme si, en raison de la fragilité persistante du lien de participation organique, et de l’affaiblissement du lien de citoyenneté, les citoyens se tournaient davantage vers leurs relations de proximité, leurs connaissances intimes, c’est-à-dire leur famille pour trouver des compensations. Dans la théorie des liens sociaux, la logique de compensation est déterminante : quand un lien est affecté, les individus ont tendance à se reporter sur les liens qui peuvent encore se maintenir. C’est la raison pour laquelle on voit que le réseau familial constitue presque un socle. Cependant, il faut être prudent, il faut rappeler que, bien que ce réseau familial se maintienne, il est aussi fragile pour les catégories les plus défavorisées, il est aussi lui aussi touché par une certaine précarité et ne peut donc apporter qu’une moindre protection.
Face à ces problématiques grandissantes en France, selon vous, quels sont les moyens pour prévenir et lutter efficacement contre l’isolement relationnel ?
Je serai assez sceptique à l’égard d’une politique qui suivrait une voie unique. Il ne suffit pas de renforcer simplement la famille ou les associations, c’est plus compliqué que ça. Pour répondre à cette question, il faut penser les différentes dimensions du lien social comme un tout. Je pars du principe que c’est dans le processus de socialisation que se constituent les quatre types de liens sociaux évoqués précédemment, et donc ce qui fait l’individu social, c’est bien l’entrecroisement de ces quatre types de liens. Si cet ensemble se fragilise, c’est bien sur l’ensemble qu’il faut agir. Aujourd’hui, si on écoute et décrypte bien les mouvements sociaux, on voit qu’il y a un besoin à la fois de renforcer les formes de sociabilité et de renforcer la sphère publique et la confiance dans les institutions, à travers une plus grande participation à la vie collective. Mais pour cela, il faut commencer par sécuriser les populations les plus vulnérables qui craignent pour leur avenir et se désespèrent de ne compter pour personne. Ce qui signifie leur donner les moyens réels, en termes protection et de reconnaissance, d’être plus impliquées à la vie de la cité.
L’étude révèle que la situation d’isolement augmente sans que cela n’affecte significativement le sentiment de solitude, quel regard portez-vous sur ce paradoxe ?
En effet, c’est étonnant de voir que l’augmentation de l’isolement relationnel ne se traduise pas par une augmentation du sentiment de souffrance. Il faut réfléchir à cette question, notamment à travers la qualité des liens, qui est centrale. On peut distinguer les liens qui libèrent, qui apportent de la reconnaissance et de la protection, et les liens qui, au contraire, fragilisent ou oppressent. Pendant cette période de plus grand isolement relationnel, et peut-être plus particulièrement lors de la crise sanitaire, un certain nombre de Français se sont probablement recentrés vers les liens qui leur apportent le plus de bénéfices personnels. L’isolement relationnel conduit certains individus à faire des choix, pour se satisfaire de ces relations plus restreintes, sur les liens les plus utiles et les plus immédiatement protecteurs. Pour comprendre cette complexité, il est important de saisir la somme des liens, c’est le rôle de l’indicateur d’isolement relationnel, mais ce qui fait l’équilibre psychologique d’une personne, c’est la qualité des liens, c’est d’être bien entouré. C’est une dimension indispensable pour répondre aux nombreux défis que pose la question de la solitude et plus globalement celle du lien social.
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