La venture philanthropy est-elle l'avenir de la philanthropie ?
Par Anne-Claire Pache, Directrice générale adjointe de l’ESSEC, Professeur titulaire de la Chaire Philanthropie.
Si l’on entend de plus en plus parler de la venture philanthropy, les caractéristiques qui la distinguent de la philanthropie traditionnelle ne sont pas toujours évidentes. Que recouvre-t-elle précisément ? Comment se développe-t-elle en France et en Europe ? Quels sont les défis spécifiques auxquels elle est confrontée ? Il semble que l’on observe aujourd’hui une convergence progressive entre ces deux pratiques de la philanthropie.
Le terme de venture philanthropy voit le jour aux Etats-Unis dans les années 1990, période où un bon nombre de jeunes entrepreneurs de la Silicon Valley font fortune très rapidement, et souhaitent s’impliquer pour la société. Mais ils souhaitent s’impliquer différemment de leurs aînés philanthropes. Il s’agit pour eux d’appliquer au don les méthodes du capital-investissement, et plus particulièrement du capital-risque (venture capital). Les principes, en comparaison aux paradigmes traditionnels de la philanthropie, sont les suivants :
- l’objet du don est non pas de soutenir des projets ou programmes, mais de développer les capacités (on parle de capacity building) des organisations soutenues ;
- les montants donnés sont importants, avec une implication dans la durée et un degré d’engagement élevé du philanthrope. La notion de risque est aussi clé dans la venture philanthropy : l’idée est que c’est en prenant des risques que l’on peut espérer avoir un impact significatif, quitte à assumer plusieurs échecs ;
- le processus de sélection des bénéficiaires est approfondi et très sélectif, reproduisant les grandes étapes de la due diligence du capital-risque ;
- par voie de conséquence, les organisations bénéficiaires sont souvent peu nombreuses, on évite la dispersion pour se concentrer sur le financement de quelques « champions » ;
- un autre point clé de la venture philanthropy est l’accompagnement extra-financier, qui est au moins aussi important que le soutien financier : l’organisation bénéficiaire est conseillée sur sa stratégie générale, son fonctionnement, ses compétences, son développement et son évaluation ;
- l’évaluation, justement, est le dernier élément clé de la venture philanthropy : elle ne se limite pas au suivi de la consommation de la subvention et à un simple reporting sur les réalisations de l’organisation bénéficiaire, mais propose généralement une évaluation approfondie de son impact social.
En synthèse, la venture philanthropy a pour principe d’apporter un soutien ciblé et global à un petit nombre d’organisations, dans la durée, en visant un fort impact social. L’enjeu est de construire un secteur social très performant via le financement et la montée en compétences de quelques organisations à fort potentiel.
Un démarrage encore timide en Europe
L’association européenne de venture philanthropy (EVPA) recense entre 150 et 200 fonds de venture philanthropy en Europe, qui distribuent des financements annuels moyens de 8 millions d’euros, et interviennent essentiellement dans les domaines du développement économique et social, de l’éducation, de la recherche, de la santé et de la culture.
L’EVPA compte seulement 17 membres français à ce jour. On peut notamment citer PhiTrust, la fondation AlphaOmega, et le fonds d’innovation AG2R La Mondiale. En France, est-on face à un effet de mode ou à une réelle tendance ? Comment faire la part des choses entre ce qui peut relever du marketing, et la réalité des actions ? Cette pratique encore émergente a été critiquée, notamment parce qu’elle induisait une incursion du monde de la finance dans le secteur à but non lucratif.
Ce que l'on constate en France notamment, c'est que la frontière entre philanthropie traditionnelle et venture philanthropy n'est pas très nette : nous observons aujourd’hui une porosité croissante entre ces deux modes d’intervention. De nombreuses fondations distributives ont repris, parfois de longue date, certaines pratiques de la venture philanthropy, notamment le processus de sélection approfondi, l’engagement dans la durée, ou encore le travail d’évaluation. Le contexte n’est pas neutre non plus : face à la baisse des subventions publiques dédiées aux associations, certaines organisations philanthropiques se sont mises à financer les frais de fonctionnement, de développement et de montée en compétences des associations, plutôt que des projets ou programmes.
De nombreux défis à relever
Chacun des paradigmes de la venture philanthropy induit des questionnements, des défis :
- comment identifier et sélectionner les organisations bénéficiaires les plus pertinentes/légitimes ?
- comment accompagner les bénéficiaires de façon rapprochée, sans basculer dans une forme de mise sous tutelle de l’association, dans le cas d’une participation à sa gouvernance ? La préservation de la liberté et de l’autonomie des organisations financées est un vrai enjeu ;
- comment mesurer et améliorer l’impact social ? Plus exactement, faut-il mesurer son propre impact en tant que financeur ou bien l’impact de chacune des organisations soutenues ?
- enfin, quelle bonne stratégie de sortie après un accompagnement approfondi et conséquent ? Qui peut prendre le relais et comment ?
La venture philanthropy en est encore à ses prémices en France et en Europe. De façon générale, le succès s’obtient dans la durée, et un temps de transformation et d’adaptation est parfois nécessaire, ainsi qu’une certaine souplesse permettant de combiner le savoir-faire de la philanthropie traditionnelle avec les modalités spécifiques de la venture philanthropy. Si aux Etats-Unis, la venture philanthropy s’est construite en réaction contre la philanthropie classique, il y a beaucoup plus de convergences et de consensus en Europe entre les deux approches.
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